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Evolution de la langue : quelle place pour le féminin ?

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L’entrée du pronom « iel » dans le dictionnaire Le Robert à la fin du mois d’Octobre 2021  concrétise l’existence et l’usage de termes plus inclusifs au sein de la langue française : « un mot n’est pas utilisé parce qu’il est dans le dictionnaire, mais c’est parce qu’il est utilisé qu’il est dans le dictionnaire. »[1] Il a déjà intégré plusieurs mots issus du verlan, de l’argot ou de l’anglais et même d’autres langues. Malgré la virulence des réactions face à ces ajouts de vocabulaire, l’emprunt de lexique reste un phénomène banal qui n’a pas d’influence sur la structure de la langue. Même le langage dit SMS n’est pas une menace pour certain.e.s linguistes, puisqu’il ne change en rien cette structure. La règle du lexique reste que : « l’usage gagne toujours. » [1] 

Ces intégrations de néologismes ou mots étrangers à la langue française illustrent une des propriétés du langage : son évolution dans le temps. En effet, le français est la langue romane qui s’est le plus éloignée du latin en raison des multiples invasions, surtout germaniques. Elle compte également des apports de langues arabo-persanes, scandinaves et italienne. Mais l’évolution ne concerne pas seulement le lexique : le français médiéval étant une langue orale, il ne comporte pas de règle grammaticale. Le professeur Olivier Collet, enseignant de français médiéval à l’UNIGE estime que : « c’est plutôt le mouvement de relatinisation de la langue, surtout à partir du XIVe siècle, qui a le plus contribué à la faire évoluer, au point de vue lexico-sémantique et syntaxique. »

A cette époque, des mots latins sont réinsérés au détriment de ceux issus du patois ou de dialectes, dans le but d’uniformiser la langue. [2] En l’absence de consensus orthographique, l’écriture du français devient réglementée et complexifiée en tenant compte des étymons latins. Ainsi s’explique la présence de lettres muettes – qui l’étaient déjà à cette époque – nombreuses en français, comme dans les mots doigt, corps et temps

Cependant, l’évolution ne s’arrête pas au lexique de la langue. La syntaxe est soumise elle aussi à des transformations majeures. Par exemple, le français médiéval connaît la tournure objet-verbe-sujet, tandis qu’en français moderne, cet ordre est inversé (sujet-verbe-objet). De plus, le Pr. Collet explique qu’en ancien français, « les modalités d’accord sont extrêmement fluctuantes. […] L’accord de proximité est en effet courant mais le choix des marques qui l’expriment peut aussi être dicté par le genre (et/ou par le nombre), et deux phrases consécutives peuvent répondre à des mécanismes distincts. En revanche, [il] ne pense pas qu’il existe un accord lié à un principe de proportionnalité. » L’accord de proximité est donc un réflexe linguistique, puisqu’il est plus cohérent que la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. On écrirait alors « Les hommes et les femmes sont prêtes » plutôt que « prêts ».

Histoire de l’Académie française

L’Académie française, fondée en 1635 à l’initiative du Cardinal de Richelieu [3], permet d’institutionnaliser la littérature et la langue françaises en établissant des règles dans les domaines linguistiques et rhétoriques. Claude Favre de Vaugelas, l’un des premiers membres, se donne pour but non pas « de réformer notre langue, ni d’y abolir des mots, ni n’en faire, mais seulement de montrer le bon usage de ceux qui sont faits, et s’il est douteux ou inconnu, de l’éclaircir, et de le faire connaître. » [4]

C’est ce même grammairien qui est à l’origine de la masculinisation de la langue. En désirant l’épurer, il la légifère ainsi : « Le genre masculin étant le plus noble, il doit prédominer chaque fois que le féminin et le masculin se trouvent ensemble. » […] « les mots indéclinables n’ayant point de genre de leur nature, s’associent toujours d’un adjectif masculin, comme de celui qui est le plus noble. » Il met ainsi fin à l’accord de proximité, qui était jusqu’alors de rigueur : le masculin fait désormais office de neutre. Le Pr. Collet précise qu’en français médiéval : « la distinction ou la non distinction des genres résulte au départ de la tradition, elle est essentiellement héréditaire. Si fort est aussi bien masculin que féminin, c’est parce que la classe d’adjectifs à laquelle ce mot appartient était déjà épicène en latin, à la différence de bon / bonne. Des remodelages ont cependant eu lieu : d’une part, ils vont dans le sens d’une plus grande différenciation qui autonomise les formes féminines (fort fém. devient forte), ce qui tend à montrer que les usager[.e.]s de la langue ont ressenti le besoin d’introduire une démarcation là où il n’en existait pas à l’origine, sur le modèle, majoritaire, des mots variables en genre. » 

Les noms féminins pâtissent également de la purge linguistique par l’Académie. Des termes féminins utilisés jusqu’au XVIIe siècle disparaissent de la langue, comme « peintresse », « chirurgienne », « commandante », « philosophesse » [5]. La suppression de ces termes entraîne simultanément l’invisibilisation des femmes exerçant ces métiers [6].

Il ne s’agit pas seulement d’une simplification linguistique, mais d’une dimension politique. Aujourd’hui, le retour à l’inclusivité semble se faire dans la même optique.

Marguerite Yourcenar est la première femme à entrer à l’Académie française en 1980, soit 300 ans après sa fondation par Richelieu.

Y a-t-il un impact psychologique?

Si la féminisation de la langue rejoint le militantisme féministe et répond à la politisation masculine de Vaugelas au XVIIe siècle, elle tient aussi compte d’un mécanisme psychologique qui a un impact sur la société. En effet, l’emploi générique du genre grammatical masculin donne lieu à une vision du monde androcentrique [8] et invisibilise les femmes. La suppression de noms de métiers en est la parfaite représentation, entraînant avec elle la disparition de la mémoire collective des peintresses, chirurgiennes et autrices. Certaines femmes ont certes continué à exercer ces métiers, mais ont été contraintes d’utiliser leurs noms masculins.

L’emploi générique du masculin participe inconsciemment à la mise en retrait des femmes dans la société. En employant systématiquement le genre masculin, bien que celui-ci ait officiellement la fonction de neutre, nous nous représentons mentalement des hommes et cela participe aux stéréotypes [9] : à l’hôpital, on s’attend à croiser des chirurgiens et des infirmières. Remarquons d’ailleurs que certaines professions sont surreprésentées par les femmes et ne sont utilisées qu’au féminin, telles que femme de ménage, hôtesse de l’air, maîtresse ou caissière.   

En effet, pour le Pr. Jacques Moeschler, professeur honoraire de linguistique française, « il est important de faire la différence entre la fonction de rôle et la valeur de rôle [7] : en français, la profession désigne la fonction. Le fait que le masculin désigne la fonction est une habitude grammaticale par défaut. C’est arbitraire. Le féminin porte une marque, tandis que le masculin n’en porte pas : ce dernier est donc un meilleur candidat. » Le masculin hôte de l’air est une fonction, mais ici « la symétrie sexuelle est une absurdité linguistique totale, car personne ne l’utilise et qu’il existe déjà un nom anglais : steward. A l’inverse, dans le terme chirurgien, qui est une fonction, on ne peut pas inférer s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. C’est un phénomène social idéologique associé par défaut à un homme. »

Il existe un véritable problème avec l’influence du langage sur les représentations mentales : comme la sémantique du lexique modèle la façon de percevoir le monde, ce biais impose un mode de représentation fausse, notamment dans les professions. [8] Pour y remédier, le Pr. Moeschler a utilisé une méthode encore différente de l’écriture inclusive : « Bien que la langue ne détermine pas la réalité (thèse du déterminisme linguistique), pourquoi ne pas insister ? Si nous utilisons le féminin par défaut pour désigner la fonction de rôle, les gens devront se représenter le monde autrement en y voyant des femmes. » De plus, en engendrant la question « pourquoi le féminin par défaut ? », cela permettrait d’interroger « pourquoi le masculin par défaut actuel ? ». Cela s’appliquerait du moins dans les institutions, dans lesquelles on s’adresse aux fonctions de rôle et non pas aux individus (les valeurs du rôle) : « Par exemple, étudiante désignerait une fonction de rôle, alors que le corps estudiantin est un ensemble d’individus dont le rôle serait représenté par le nom féminin étudiante. Les sous-ensembles, désignés à la fois par le féminin (étudiante) et le masculin (étudiant), seraient alors les valeurs du rôle de la fonction étudiante, puisqu’ils comprennent respectivement des femmes et des hommes. » Le masculin serait alors employé lorsqu’on s’adresse à la valeur du rôle, à savoir à un ou des étudiants en particulier. Le féminin par défaut serait un moyen de contrebalancer la place des femmes dans la société et de rétablir l’équilibre. Le Pr. Moeschler précise que l’université est une institution dans laquelle il y a davantage d’étudiantes, mais moins d’enseignantes que d’enseignants. En revanche, dans une situation où il y a autant de femmes que d’hommes, il convient de s’adresser aux deux genres : Citoyennes, citoyens. Dans une telle situation, il préconise la règle du féminin d’abord. « Mais ce qui est arbitraire, c’est appliquer la règle du masculin par défaut ! » 

Contrairement à l’initiative plus radicale du Pr. Moeschler, le pronom « iel » est finalement plus nuancé et propose un compromis pour les deux genres à l’aide d’un mot-valise [10]. Ces derniers se fabriquent souvent, car le monde évolue. 

A commencer par le il impersonnel, n’oublions pas que les pronoms sont davantage masculins. Le Pr. Collet l’explique ainsi : « [En français médiéval], lorsque des empiètements des deux genres ont eu lieu, ils profitent généralement au masculin : lui, pronom masculin au départ, s’intègre dans le paradigme des pronoms féminins : “De lui parler a grant talent” ne peut avoir qu’un référent masculin en principe, tandis que le référent est ambigu [en français moderne] dans “Il aimerait beaucoup lui parler.”»

L’écriture inclusive en général peut être perçue comme un militantisme, ou alors comme une évolution supplémentaire parmi d’autres. Pour le Pr. Collet, « [L’écriture inclusive] est un fait de civilisation, qui va peut-être marquer le français d’une empreinte définitive mais se soldera peut-être aussi par un retour en arrière. Elle fait donc partie des évolutions en cours dans notre langue. » 

Voir aussi sur topolitique.ch

GAUDIN, Coline, (2022), « Le pronom « iel » introduit dans Le Petit Robert : une avancée ou un retour en arrière pour la langue française ? » Topo, [en ligne] : https://topolitique.ch/2022/03/21/le-pronom-iel-introduit-dans-le-petit-robert-une-avancee-ou-un-retour-en-arriere-pour-la-langue-francaise/

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