Primatchenko et l’art ukrainien, victimes oubliées de la guerre

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Dans la guerre russo-ukrainienne qui agite aujourd’hui l’actualité internationale, les premières victimes mentionnées sont, à juste titre, les civil.e.s. Forcé.e.s de quitter leur pays dans des conditions inhumaines, pour celles.ceux qui l’ont pu, des millions d’Ukrainien.ne.s se pressant à la frontière ont fait la une des journaux d’actualités à travers le monde. Néanmoins, la culture est aussi l’une des victimes, trop souvent oubliée, des conflits guerriers. Dans un schéma de guerre totale comme celui qui se dessine à l’heure actuelle, rien n’est épargné par les bombardements. Les bâtiments administratifs, les écoles, les hôpitaux, mais aussi les musées ont été touchés par des missiles russes. C’est le cas notamment du Musée historique de la ville d’Ivankiv, situé à quelque dizaines de kilomètres de Kiev, capitale du pays. Si des collaborateurs de l’établissement ont pu sauver certains tableaux en les emportant chez eux [1], une partie de la collection est désormais détruite à jamais. Or, parmi les oeuvres parties en fumée dans l’incendie, se trouvaient vingt-cinq toiles de la peintre Maria Primatchenko, artiste du XXe siècle et symbole de l’identité ukrainienne.

Maria PrimatchenkoTwo-Headed Chicken, 1977

Un symbole de l’identité ukrainienne

Maria Avksentievna Primatchenko est née le 12 janvier 1909 dans la petite ville de Bolotnia, située à quelques kilomètres seulement de Tchernobyl. Fille de paysans, elle est bercée par le folklore local de cette petite bourgade ukrainienne dans laquelle elle passera la majeure partie de sa vie. La culture et les traditions anciennes de son pays, issues notamment des guerriers libres cosaques, ont largement inspiré ses réalisations. Pour Andriy Falkio, ancien conseiller aux affaires étrangères ukrainiennes, Primatchenko a « réussi à transformer une tradition culturelle ancestrale ukrainienne inspirée des motifs floraux, animaliers ou géométriques en création personnelle ». [2]

Dès son enfance, la jeune Maria s’adonne à diverses formes d’arts. En dehors de l’art pictural qui lui vaut sa renommée, elle réalise également de nombreuses broderies, des costumes traditionnels, ainsi que des décorations céramiques. Si son oeuvre se caractérise avant tout par sa simplicité et sa dimension populaire, les toiles qu’elle a peintes n’en demeurent pas moins particulièrement originales et influentes.

Maria PrimatchenkoTaras Hryhorovych Shevchenko Arrives From His Exile To Flowering Ukraine, 1968

Pour preuve, Primatchenko fut une source d’inspiration pour Picasso, qui clamait son admiration pour ses réalisations, ou encore Chagall, célèbre peintre russe installé à Paris au XIXe siècle. Plus encore, elle est considérée comme l’une des têtes de file du mouvement d’art naïf et a reçu plusieurs récompenses. Distinguée la première fois lors de l’exposition universelle à Paris en 1937, elle y reçoit une médaille d’or, confirmant la portée internationale de son oeuvre. Dans son pays natal, après l’Ordre de l’Insigne d’Honneur en 1960, elle reçoit six ans plus tard la plus haute distinction artistique sous l’Ukraine soviétique : le prix national Taras Chevtchenko [2]. C’est finalement en 1988 qu’elle sera nommée artiste d’honneur de l’Ukraine [1].

Autodidaxie et « art naïf »

Loin de toute formation académique, c’est seule qu’elle a développé son talent, sans volonté affirmée de professionnalisation. Atteinte de la maladie de la poliomyélite durant son enfance, elle ne peut participer aux travaux manuels et se consacre à la décoration. Petit à petit, elle développe sa propre technique à travers des outils industriels bon marché. Elle réalise ses tableaux principalement à la gouache, parfois à l’aquarelle, et sur un papier lisse aussi appelé « papier vélin », conçu pour éviter de laisser des traces de pinceau sur la toile.

De par son évolution autonome en dehors des codes conventionnels de l’art, Primatchenko s’est placée en tant que représentante de ce que l’on appelle « l’art naïf ». Un courant qui se caractérise par l’absence de perspectives et une représentation quasi-enfantine des paysages ou des objets, qui lui vaut parfois aussi l’appellation d’art « brut » ou « primitif » [3]. Inspirée par ses rêves, elle représentait souvent des animaux aux formes étranges, des paysages oniriques ou des fleurs aux formes et aux couleurs fantasmagoriques.

Maria PrimatchenkoMay That Nuclear Be Cursed!, 1978

Pour autant, son art revêtait également une dimension politique. En témoigne notamment son oeuvre May that nuclear war be cursed!, réalisée en 1978, représentant un monstre à la bouche ouverte de laquelle s’échappe un serpent à deux-têtes. Depuis son village de Bolotnia, à une trentaine de kilomètres de Tchernobyl, elle réalise également une série d’oeuvres propagées dans le monde entier, représentant l’incident nucléaire. De nombreuses références à la paix sont également glissées symboliquement ou littéralement à travers ses peintures, comme dans la création ci-dessous, intitulée A Dove Has Spread Her Wings And Asks For Peace.

Maria PrimatchenkoA Dove Has Spread Her Wins And Asks For Peace, 1982

De l’importance de la culture et de sa préservation

Sur les plusieurs centaines d’oeuvres réalisées par Maria Primatchenko, la majorité sont détenues au Musée national des arts décoratifs populaires de Kiev [4]. Ce dernier est aujourd’hui menacé par les bombardements incessants que subit la capitale ukrainienne et pourrait bien connaître le même sort que celui d’Ivankiv.

Par ailleurs, si les tableaux de Primatchenko sont un trésor de la culture et de l’identité nationale ukrainienne, d’autres oeuvres d’envergures mondiales sont conservées sur ce territoire. Des créations de Pierre Paul Rubens, Francisco de Goya ou encore Nicolas Poussin, se retrouvent aujourd’hui en danger et les autorités ukrainiennes cherchent tant bien que mal à les mettre en sécurité [5]. En vertu de la Convention de la Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, en vigueur depuis 1954, les États ont l’obligation de garantir le respect des biens culturels situés sur leur propre territoire ou sur le territoire d’autres États parties [6]. Une convention internationale pourtant ratifiée par la Russie et l’Ukraine mais qui semble être bafouée dans la guerre fratricide qui oppose aujourd’hui ces deux états slaves.

Si la préservation des trésors culturels d’une nation doit nécessairement passer après celle des vies humaines, il est néanmoins essentiel de protéger tant que faire se peut les monuments, les peintures, les sculptures, les archives, car ce sont tous ces éléments qui forgent l’âme d’un peuple.

La culture, entendue au sens large, est l’un des fondements principaux du sentiment d’appartenance communautaire. Permettant l’exaltation de la créativité individuelle et collective, la prise de conscience, et la réflexion autour d’un passé historique partagé, elle revêt une fonction primordiale dans la cohésion sociale. Plus encore, elle est un outil de recherche absolument indispensable dans l’appréhension des phénomènes historiques qui structurent l’histoire mondiale. Autrement dit, détruire la culture c’est détruire l’histoire, détruire le passé des sociétés humaines et par là même, le fondement de nos identités. La destruction d’oeuvres d’art est un crime de guerre qui doit être condamné et qui doit être considéré comme un enjeu capital dans la gestion des conflits.

« La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de penser et de vivre »
Milan Kundera

Maria PrimatchenkoI Give You, Kyiv, These Polissia Flowers And This Bright Sun, 1982
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