Migrations : les discours médiatiques et politiques nous poussent-ils à en oublier nos principes humanitaires ?

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Kim Naabarke Maurer

La migration est un sujet fréquemment abordé, souvent sous le spectre de l’urgence, de l’exode massif, ou même du danger. Ces termes et images véhiculés ne sont cependant pas sans répercussions sur nos représentations de ces phénomènes et de celles et ceux qui les vivent. Alors que les drames ne cessent de s’accumuler, les décisions politiques et positions populaires s’obstinent quant à elles à détourner le regard ; pire, à laisser ces catastrophes humaines se produire. J’avance aujourd’hui que nous devenons témoins d’une réelle non-assistance à personnes en danger, et qu’en accord avec Michaël Neuman, « la place n’est plus à l’indignation mais à la rage » [1].

La crise migratoire : un enjeu avant tout humain…

Mercredi 17 novembre 2021, Laurence Bondard (SOS Méditerranée), Roberto Forin (Mixed Migration Centre), Dre Julie Franck (Université de Genève) et Selemawit Kidane (Réfugiée érythréenne, rescapée de la traversée de la Méditerranée), abordaient dans le cadre de la Semaine des Droits Humains à l’Université de Genève, les réalités éprouvantes et inhumaines auxquelles font face des millions de personnes déplacées chaque jour. Sept jours plus tard, le 24 novembre dernier, 27 personnes (dont une femme enceinte et trois enfants) décédaient dans le naufrage de leur embarcation dans la Manche, en tentant de rejoindre l’Angleterre suite aux mesures répressives de la France [2]. En effet, alors que la République devait symboliser une terre de refuge pour ces personnes internationalement déplacées, l’hexagone est en réalité devenu pour elles un repoussoir. Médiapart cite ainsi : « la difficulté à faire valoir les droits des exilé[.e.]s, quel que soit leur statut administratif », « la démultiplication des dispositifs de contrôle » ou encore « l’absence de dispositif d’accueil digne de ce nom […]; le harcèlement quasi quotidien, y compris dans les périodes de grand froid, de la part des forces de l’ordre, qui lacèrent des tentes, s’emparent des quelques biens, empêchent les distributions de nourriture [et] pourrissent la vie des bénévoles » [2] comme les éléments majeurs qui poussent désormais réfugié.e.s et migrant.e.s à fuir ironiquement… la France. 

La récente tragédie de novembre représenterait d’après l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), la plus grosse perte de vies humaines en un seul voyage dans la Manche – reconnue pour être la voie maritime la plus fréquentée au monde [3]. La situation n’est guère plus réconfortante en Méditerranée, où quatre personnes en moyenne y perdent la vie chaque jour en tentant de fuir la Libye, décomptant ainsi plus de 1’200 décès depuis le début de l’année 2021 [4]. Au total, SOS MEDITERRANEE – association civile et européenne de recherche et de sauvetage en haute mer – a décompté à elle seule pas moins de 2’500 mort.e.s en mer cette année ; un chiffre qui ne prend bien évidemment pas en compte tous les autres décès qui n’ont pu être recensés.

… mais pourtant volontairement ignoré par nos politiques…

Et pourtant, malgré une conscience commune de la multiplication des vies perdues, les États européens n’ont de cesse d’augmenter leur budget afin de renforcer le contrôle aux frontières, les expulsions, et les barrages aux embarcations. En septembre dernier encore, la Suisse approuvait par 108 voix contre 75, le nouveau règlement européen en faveur d’une augmentation colossale du budget de Frontex (agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes). Derrière cette décision se cache une contribution financière massive de la Suisse dans le renvoie des personnes déplacées, puisque le pays – grande puissance navale – a accepté de débourser 61 millions de francs en 2027 en faveur de l’agence, contre 24 millions actuellement [5]. Les gouvernements européens persistent ainsi à choisir la fermeté et l’intransigeance, plutôt qu’à démontrer compassion et humanité. Les obligations légales et humanitaires sont désormais reléguées au second plan – des principes cruciaux, qui semblent pourtant être devenus obsolètes…

Les politiques s’arment de l’argument de « l’illégalité » de ces personnes déplacées à des fins de justification : un.e étranger.e requérant l’asile dans les règles de l’art pourrait – en théorie – être accepté.e sur le territoire (et encore…), mais ce sont les « migrant.e.s illégaux » qui seraient les réel.le.s ennemi.e.s de nos États d’Europe de l’Ouest. Des arguments qui détournent l’attention des citoyen.e.s européen.ne.s d’une nécessité humaine pourtant capitale : porter secours à des personnes en situation critique, épuisées, assoiffées, affamées, et au bord de la mort ; qui ne cherchent qu’une seule chose, toucher du doigt ce que nous autres prenons pour acquis : « travailler, se faire des ami[.e.]s, s’amuser et être en sécurité de tout mal »* [3]. 

À la suite du drame humain de la Manche, le ministre de l’Intérieur français Gérald Darmanin accusait ses coupables : les passeur.se.s. Mais pour Michaël Neuman, directeur d’études au CRASH-MSF (Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires), le ministre serait « à côté de la plaque » [6]. D’après lui, « ces politiques de fermeture qu’on observe, d’érections de murs – que ce soient des murs symboliques ou des murs physiques – ne font en réalité que provoquer l’intensification de ces alternatives illégales » [6]. Questionné sur la responsabilité de la France dans ces drames humains liés aux migrations, Neuman répond : « La responsabilité de la France elle est multiple parce qu’elle accompagne une politique visant à repousser dans les marges, des gens qui n’ont fait pour la plupart d’entre eux que fuir leur résidence d’origine, [et] qui se retrouvent aujourd’hui dans une situation de non-accueil. [Elle] est aussi de refuser de voir l’échec de ses politiques, la bêtise dans laquelle on s’enfonce, les drames humains qu’elles provoquent, et le manque de réflexion sur la possibilité de trouver des alternatives » [6]. Il assène même : « Tout est fait pour invisibiliser ces personnes » [6]. Et cette politique du rejet et de l’invisibilisation, bien réelle, est par ailleurs accrue et entretenue – au-delà des pratiques et actions gouvernementales – par des discours ambiants intransigeants.

…notamment à travers des choix discursifs nocifs

Ces choix discursifs, qui opposent régulièrement les concepts de « migrant.e.s » et « réfugié.e.s », de « légaux.légales » et d’« illégaux.illégales », ou encore de « choix économique » à « fuite politique », sont pourtant dangereux, car ils participent à la catégorisation et à la simplification de situations migratoires qui sont en réalité complexes et multiples ; ainsi qu’à la légitimation d’une réelle non-assistance à personnes en danger. Interrogé par Médiapart sur la capacité de l’Europe à être à la hauteur de ces enjeux humains, le coordinateur de CRASH-MSF rétorque : « L’Europe est à la hauteur de ce qu’elle estime être sa mission aujourd’hui, c’est-à-dire visiblement ‘protéger’ sa population, ce qui n’a pas de sens. On a un souci aujourd’hui de discours. On a un discours extrêmement xénophobe qui, au plus haut niveau des États, se fait finalement le publicitaire et le promoteur de la théorie du grand remplacement⁑, […] ce qui explique la situation dans laquelle on est ; à la fois nourrissant le sentiment populaire d’hostilité vis-à-vis des étranger[.e.]s pour certain[.e.]s, alors que pour d’autres, c’est ce même sentiment de xénophobie populaire qui nourrit la classe politique. On est dans un cercle vicieux qu’il est urgent de trancher » [6]. En effet, ces allocutions politiques – et par extension médiatiques – aussi incorrectes que péjoratives, ont de profonds impacts sur la pensée collective et l’empathie communautaire. On pensera notamment à ces citoyen.e.s anglais.e.s qui, il y a quelques jours seulement, tentaient d’empêcher une équipe de sauvetage de secourir un groupe de réfugié.e.s en mer, aux bords des côtes de Hastings. D’après les témoins présent.e.s sur place, certain.e.s habitant.e.s auraient ainsi entravé le bateau des secoureur.se.s, tout en scandant ‘’Don’t bring any more of those [refugees], we’re full up, that’s why we stopped our donations !’’ [7], comprenons-en : « N’en amenez plus [des réfugié.e.s], nous sommes complets, c’est pour cela que nous avons arrêté nos dons ! ». Partout en Europe, les électeur.rice.s en faveur de partis d’extrême droite – qui appuient des promesses anti-immigration – se multiplient. L’an dernier, Anaïs Voy-Gillis, géographe à l’Institut français de géopolitique ironisait même à dire qu’il était « plus rapide de citer les pays où les partis nationalistes n’ont pas percé que ceux où ils gagnent des électeur[.rice.]s » [8]. Ces trois pays étaient l’Irlande, le Luxembourg, et Malte. Les 24 autres pays européens voient quant à eux leurs partis extrémistes progresser inexorablement. 

De son côté, Roberto Forin, Coordinateur Global de Programme au Mixed Migration Centre (MMC), et présent à l’UNIGE lors du lancement de la Semaine des Droits Humains, mettait ainsi en exergue trois points essentiels pour appréhender de manière critique les dangers de ces discours anxiogènes et alarmistes face aux migrations : la puissance de la narration, les dangers de la pensée binaire, et l’importance de l’histoire. 

1. La puissance de la narration

Image 1⁂ : Mise en évidence des chiffres réels d’arrivées de migrant.e.s par la Méditerranée. Les médias et politiques abordent fréquemment les chiffres absolus (ex. 21’100 arrivées en 2020) au lieu des données relatives (indiquées par la courbe en chute libre depuis 2015).

La narration médiatique fait en effet constamment état d’une « urgence » face à des « invasions » qui nécessiteraient de sonner l’alarme [9]. Pourtant, les chiffres seraient en réalité gérables [9], comparés à ce que les médias et politiques chercheraient à véhiculer à leur population. Ainsi le choix des mots, des chiffres en termes absolus (et non relatifs – cf. Image 1), et des présentations graphiques et cartographiques à caractères alarmistes (cf. Images 2 & 3), plutôt que réalistes (cf. Image 4), participent tous, non seulement à la création d’une représentation profondément négative des personnes internationalement déplacées dans l’esprit et l’imaginaire collectif, mais également à un refus de plus en plus globalisé de leur porter secours.

Images 2 & 3 : Exemples des cartes les plus fréquemment utilisées par les médias européens pour représenter les migrations vers l’UE. – Les flèches rappellent celles utilisées sur les cartographies de guerre, laissant supposer une attaque. Le choix du rouge, couleur du danger, véhicule une situation alarmante. La décision de rendre les flèches plus larges que certains pays européens transmet l’idée d’un nombre imposant de migrant.e.s. [10]
Image 4⁂ : Exemple de carte neutre mettant en évidence la réalité migratoire en Europe. – Perçus dans ce contexte, les migrant.e.s illégaux.illégales ne représentent qu’un infime pourcentage de la migration européenne [10]

2. Les dangers simplificateurs de la pensée binaire

De manière récurrente, les discours journalistiques ne rendent donc pas honnêtement compte des complexités migratoires et altèrent la réalité des personnes déplacées en binarisant des phénomènes multiples. Ainsi, les termes « migrant.e.s » (connotant l’idée du choix et des raisons économiques) et « réfugié.e.s » (connotant l’idée de situations tragiques et politiques), deviennent non seulement des synonymes fréquents dans les discours [11] – posant de nombreux problèmes dans l’acceptation et l’intégration de ces personnes par les populations locales [11] – mais sont en outre, généralement les seules catégories mises en lumière pour décrire la situation des personnes déplacées, alors que la réalité de ces dernières est bien plus nuancée, compliquée, et défavorable à leur bien-être. 

Ma propre étude de 2018 révélait ainsi que le terme « migrant.e » (supposant la quête économique) était la catégorisation la plus massivement énoncée dans certains discours journalistiques français en 2015 [11], alors même que l’analyse du contexte des articles et de la description des histoires migratoires révélait que la plupart de ces personnes étaient en réalité bien des réfugiés politiques qui fuyaient l’insécurité [11]. Par ailleurs, bien que les recensements du MMC démontrent que les causes économiques font partie des motifs migratoires les plus rapportés, ils mettent également en lumière le fait qu’elles sont généralement liées à d’autres motifs tels que la violence et la persécution dans le pays d’origine, ou encore le manque de droits fondamentaux (cf. Image 5). La décision migratoire est donc très souvent multidimensionnelle avec des motifs qui se cumulent.

Image 5 : Les 7 causes principales des migrations recensées – Mixed Migration Centre

3. L’importance de l’histoire

Le dernier point de la présentation de Roberto Forin au cours de cette conversation avec SOS MEDITERRANEE, était l’importance de l’histoire, qui influence notre regard sur le monde et sur nos perceptions des autres. Notre histoire européenne semble pourtant mettre en lumière une profonde hypocrisie quant à sa quête de contrôler les flux migratoires, ainsi qu’une incapacité à se défaire de ses anciennes habitudes coloniales. Comme l’explique ainsi Forin en reprenant les recherches de Bakewell, l’obsession de l’UE pour le contrôle des mouvements viendrait du fait que le contrôle des mouvements entre mais également à l’intérieur des colonies était un aspect central de la domination coloniale [12]. 

Pourtant, le gouffre de cette amnésie historique opérée par nos pays, nos médias, et nos consciences, ne cesse de s’agrandir ; et nous rend chaque jour plus complices d’un détournement de regard humainement, éthiquement, et moralement intolérable, face à des millions de personnes qui méritent plus que jamais, notre transparence médiatique et notre soutien diplomatique…


* Toutes ces citations ont été traduites de l’anglais par moi-même.

⁑ Édifiée par l’extrême droite dans les années 2010 (mais dont les origines sémantiques remontent au XIXe siècle), la « théorie du grand remplacement » soutient, à travers des fondements racistes et xénophobes, que la France vivrait un « grand remplacement », autrement dit une substitution de sa population (blanche), par une population étrangère et non-européenne (venue principalement d’Afrique subsaharienne et du Maghreb). Cette doctrine ancre notamment le nationalisme sur « la race blanche » – « race » qui serait « menacée » par le métissage –, plutôt que sur le concept d’État-nation [13]. Comme l’explique la journaliste Emmanuelle Souffi, cette thèse résiste pourtant mal à la réalité des flux migratoires puisqu’en 2018, « la France comptait à peine 10% d’immigrés, loin derrière l’Allemagne ou l’Espagne, selon Eurostat. Seuls 46% provenaient d’Afrique, le reste arrivant essentiellement d’Europe, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie » [14].

⁂ Flèches, cercles et encadrés bleus ajoutés par moi-même.

Je remercie chaleureusement Monsieur Roberto Forin pour le partage des cartographies et graphiques du Mixed Migration Centre.


Auteure: Kim Naabarke Maurer
Diplômée d’un Master interdisciplinaire en droits de l’enfant et d’un Bachelor en relations internationales, Kim se passionne pour les questions éthiques, raciales, socio-économiques, philosophiques, de genre, et de multi-culturalité. La protection des droits humains – qu’elle appréhende sous un prisme interdisciplinaire et intersectionnel – demeure sa quête première. Ses maîtres mots sont éducation, empathie et intégrité ; qu’elle perçoit comme les portes d’entrée vers un monde meilleur. Kim a été membre de TOPO de 2021 à 2023 assumant successivement les rôles de rédactrice, puis cheffe des rubriques Technologies et Environnement, Edito, et Culture, avant de devenir rédactrice en chef du journal. Elle a entre autres été à l’initiative d’un dossier sur l’antiracisme « Fight against racism » et d’un nouveau guide rédactionnel pour les auteurs du journal, combattant le plagiat et renforçant les mécanismes de protection de propriété intellectuelle.

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