Quelques pistes pour lutter ensemble contre les violences sexuelles – Point de vue personnel sur un problème universel

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Il y a quelques temps, en me rendant sur le site internet de TOPO, je suis tombée nez à nez sur une critique du dernier film de Woody Allen (1). Malaise immédiat. Malgré ma répulsion et la crainte de ce que j’allais y trouver, je me suis attelée à sa lecture. Et ce n’est pas tant ce que j’y ai lu, que ce que je n’y ai pas lu, qui m’a heurtée, désespérée, révoltée.

Certes, l’article en question ne prend pas explicitement la défense du réalisateur, accusé pour rappel depuis des années par sa fille adoptive, Dylan Farrow, de viol (2). Comme tant d’autres, il évacue cette question, en l’éludant, purement et simplement (3). Mais nous pouvons, nous devons nous demander si passer sous silence ces accusations, faire comme si elles – et les (présumées) victimes qui les portent – n’existaient pas, ne participe pas à l’impunité des (présumé.e.x.s) agresseur.e.x.s, à la banalisation des violences sexuelles, à leur invisibilisation.

Par le passé, j’ai moi aussi contribué à cette mécanique du silence, à ce tabou systémique qui entoure les violences sexuelles – elles aussi systémiques –, dans nos sociétés. Je pensais : « on ne peut être sûr.e.x.s de la véracité de ces accusations, tant qu’il n’y a pas eu de procès et de jugement ; et à mon niveau, je ne peux rien faire », ou encore : « celleux qui prônent la différenciation de l’homme et de l’artiste ont peut-être raison ». Alors, qu’est-ce qui a changé ? Je me suis informée, bénéficiant pour cela très largement des retombées du mouvement #metoo (4). À travers les médias, les études réalisées par des instituts de sondage ou des chercheur.se.x.s universitaires, la littérature féministe, les discussions avec mon entourage, et les réseaux sociaux, j’ai acquis la conviction que pour avoir une chance d’être éradiquées, les violences sexuelles doivent être visibilisées, que ce soit dans la sphère médiatique, politique, professionnelle ou privée.

Et puis, j’ai subi un viol. Je sais désormais ce que ce type d’agressions, qui bafoue l’intégrité physique dans son degré le plus intime, fait. Je sais qu’on peut être incapable de se défendre, parce que la force physique de notre agresseur.e.x dépasse la nôtre ; parce qu’on est sous emprise ; parce qu’un état de sidération s’empare de nous ; parce que nos agissements sont altérés par une prise d’alcool ou de drogue – mais cela reste un viol. Je sais qu’on peut ne jamais (oser) en parler, ou bien mettre des années à y parvenir, parce qu’on tente d’oublier ou qu’on souffre d’amnésie post-traumatique ; parce qu’on ne veut pas que ça ait de répercussions sur notre vie ; parce qu’on a peur ; parce qu’on a honte ; parce qu’on se sent coupable ; parce qu’on se sent sali.e.x ; parce qu’on essaie, tant bien que mal, de survivre. Je sais que ce type d’actes iniques, résultant d’un désir unilatéral et de domination de l’autre, peut provoquer des conséquences délétères sur la santé psychique et physique, sur les relations interpersonnelles, sur la formation et la vie professionnelle. Je le sais dans ma chair. Et pour moi, l’omerta au sujet des violences sexuelles, présumées ou avérées, constitue une violence qui s’additionne à celle déjà vécue, et qui la ravive.

D’aucun.e.x.s avancent que la société civile n’a pas à s’emparer des témoignages qui ciblent publiquement de (présumé.e.x.s) agresseur.e.x.s, qu’il faut laisser la justice suivre son cours, que c’est à elle seule de se prononcer. Bien sûr, la justice a une mission et une responsabilité prépondérantes en ce qui concerne les violences sexuelles. Mais force est de constater que nos systèmes judiciaires comportent des failles. En Suisse, plus d’une femme (dès seize ans) sur cinq a subi un acte sexuel non consenti (5). Seule la moitié de ces femmes en ont déjà parlé à une personne de leur entourage, et à peine 8% ont déposé une plainte pénale (5). Sur ce faible pourcentage de plaintes déposées, en moyenne seulement 22,8% vont déboucher sur une condamnation, alors que des études tendent à démontrer que 92 à 98% des accusations de violences sexuelles ne sont pas mensongères (6)(7). 92 à 98%. Rappelons-nous-en la prochaine fois que des personnes qui disent avoir été victimes de violences sexuelles sont accusées de mentir, ou de prendre part à un complot. Il faut également rappeler que le code pénal suisse définit de manière totalement obsolète et lacunaire le viol, excluant notamment que les hommes et les personnes non binaires puissent en être victimes (8). Cette loi est heureusement en cours de modification, et le Conseil des États s’est prononcé le 7 juin 2022 en faveur d’une réforme qui ne fixe plus la violence ou la menace comme critère essentiel du viol, et étend ce dernier à toutes formes de pénétration (9). Néanmoins, cette réforme demeure problématique car elle ne requiert pas le consentement mutuel, et ne protège que partiellement les victimes, en attendant d’elles qu’elles expriment nettement leur refus – ce qui n’est pas toujours possible, notamment en cas d’emprise, de sidération, et de prise d’alcool ou de stupéfiant. Ainsi formulée, la loi enverrait le signal erroné que c’est aux individus eux-mêmes de se prémunir d’un viol.

Ne nous soustrayons pas aux devoirs de la justice, certes ; mais que les (présumées) victimes témoignent des violences sexuelles qu’elles ont subies, que les journalistes enquêtent et publient le résultat de leurs enquêtes, devrait être encouragé. Ces actions constituent des composantes essentielles à l’engagement d’un débat public sur la question des violences sexuelles, ainsi qu’au droit et à la nécessité d’en être informé.e.x.s. C’est en effet uniquement lorsqu’on a conscience d’une problématique et qu’on la considère dans son entièreté, qu’on peut tenter d’en comprendre les causes, et de les enrayer.

Dans cette perspective, la distinction couramment opérée entre « l’homme et l’artiste » devrait être abolie. En vertu de quel droit, être artiste exonérerait-il de ses responsabilités ? Celleux qui « créent » ne disposent d’aucune supériorité sur les autres « mortel.le.x.s », du moins pas sur un plan juridique. De plus, les personnes qui représentent une figure tutélaire (hiérarchique, médiatique, politique, etc.) sont trop souvent protégées par leur statut, et le pouvoir qui en découle. Preuve en est le très grand nombre de personnalités accusées de violences sexuelles uniquement au crépuscule de leur carrière, ou quand leur pouvoir décline (à l’instar d’Harvey Weinstein (10) ; de Kevin Spacey (11) ; de Bill Cosby (12) ; de Nicolas Hulot (13) ; de Patrick Poivre d’Arvor (14) – cette liste est non exhaustive). Le cas de Nicolas Hulot est très emblématique de l’impunité que recèlent les positions de pouvoir, puisque la première enquête journalistique sur des accusations de violences sexuelles portées à son encontre a été en grande partie ignorée, du temps où il était ministre d’État et de la Transition écologique et solidaire, tandis que la seconde enquête, alors qu’il n’était plus ni ministre, ni présentateur d’une émission à succès, a eu une résonnance bien plus forte (15). Œuvrons donc à ne pas octroyer de privilèges, ni aux artistes, ni à celleux qui détiennent un quelconque pouvoir, en ne plaçant personne au-dessus des lois.

Pour autant, je n’appelle pas ici au boycottage ou à la censure des œuvres artistiques de personnes accusées de violences sexuelles. Libre à chacun.e.x de prendre cette décision pour soi-même. Il ne s’agit pas non plus de déclarer la culpabilité de leurs auteur.ice.x.s. Rappelons toutefois que Woody Allen, à l’instar d’autres personnes accusées, n’a pas été blanchi des accusations de viol portées à son encontre ; il n’y a pas eu de procès (16). S’il demeure donc présumé innocent et que sa condamnation n’appartient pas à la société civile, cette dernière peut, et à mon sens devrait, choisir de ne pas oblitérer les accusations de viol portées par les (présumées) victimes, et en l’occurrence par Dylan Farrow. Les médias ont un rôle à jouer en ce sens, en fournissant à leur lectorat une information la plus complète sur les sujets qu’ils traitent. Dans le cas de personnalités publiques, cela passe par la mention (ne serait-ce qu’en note de bas de page) des infractions sexuelles qui leur sont reprochées, sources à l’appui, en rappelant bien évidemment que la présomption d’innocence est en vigueur, quand cela s’applique – ce qui n’est, par exemple, pas le cas de Roman Polanski pour l’une des accusations de viol portées à son encontre, lui qui a été condamné par la justice américaine pour détournement de mineure, mais s’y est soustrait par la fuite (17). Outre le devoir d’une information rigoureuse qui incombe aux médias, il nous appartient à tou.te.x.s de nous informer, de croiser les sources qui nous renseignent, et de faire usage de notre esprit critique, mais aussi d’accueillir la parole des victimes de violences sexuelles, et de la soutenir, en lui permettant notamment d’exister.

Profitons de l’élan formidable engagé par le mouvement #metoo. Accompagnons la libération de la parole de femmes, d’hommes et de personnes non binaires, victimes de violences sexuelles. Saisissons-nous de la problématique systémique des violences sexuelles, dans sa totalité, sans laisser de côté ses aspects les plus dérangeants ou les plus complexes. Remettons-nous en question, individuellement et collectivement. C’est uniquement de la sorte que nous pourrons nous reconstruire, victimes, agresseur.e.x.s et acteur.ice.x.s de la société civile et politique, afin de bâtir un environnement plus juste et équitable, dans lequel chacun.e.x gagnerait à évoluer.

Elise Gressot

N.B. : J’ai beaucoup hésité à publier ce texte sous un pseudonyme. Finalement, je choisis de le signer de mon nom ; je n’ai plus envie d’avoir honte, ni d’avoir peur.


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