Le tabou de la pédocriminalité : ignorance volontaire ou amnésie traumatique ?

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Grâce à Dieu est un film paru en 2019 qui revient sur les abus sexuels commis par le père Preynat et reprend les paroles de l’évêque Barbarin lorsque celui-ci à déclaré que « grâce à Dieu, tous ces faits sont prescrits. » [1]. En 2014 à Lyon, lorsqu’il se rend à l’église, Alexandre découvre que le père Preynat est revenu dans sa ville. C’est au mains de ce prêtre qu’Alexandre a subi des abus ; et il est horrifié de voir qu’il s’occupe toujours d’enfants au sein de l’Eglise catholique. Il décide d’aller voir l’évêque Barbarin, connu pour son écoute des dérives sans pour autant vouloir les faire taire. Mais bien que ce dernier souhaite prendre les mesures nécessaires, le père Preynat n’est pas près de quitter l’Eglise. Alexandre part alors à la recherche d’autres victimes qui pourraient témoigner, et corroborer ses dires. C’est un long combat que commencent trois hommes, qui se replongent dans les maux du passé, ceux qui les ont détruits, pour sauver les enfants d’aujourd’hui. 

Ce film de François Ozon dénonce les dérives de l’Eglise catholique, la protection des prêtres et la loi du silence au sujet de la pédophilie après l’affaire du cardinal Barbarin en 2019. Si les premiers scandales de pédocriminalité chez les religieux catholiques ont surgi dans les années 2000, le scandale autour de l’évêque Barbarin [2] a révélé en France la connaissance de l’Eglise des crimes commis en son sein et les méthodes qu’elle utilisait pour ne pas condamner leurs auteurs. En effet, les prêtres accusés d’actes pédocriminels sont assurés de garder leur fonction puisqu’ils ne sont que rarement excommuniés et / ou dénoncés à la justice. Pour éviter qu’ils finissent au tribunal, l’Eglise les déplace à travers le monde, et plus particulièrement dans les pays d’Afrique de l’Ouest [3]. Ces prêtres pédophiles sont de surcroît aidé.e.s par les autres membres du clergé qui font taire les accusations en cherchant des conciliations avec les parents, ou alors ils couvrent leurs confrères en les aidant à fuir. La loi de l’Institution prime sur celle des hommes. 

Notre Dame de Fourvière, Lyon

La Suisse n’est pas exempte de tels actes pédocriminels où l’Eglise est davantage présente dans les cantons catholiques que ceux protestants [4] et est également visible dans les écoles, notamment avec la présence de crucifix. C’est dans une maison d’éducation à Montet dans le canton de Fribourg, l’institut Marini, qu’un des plus gros scandales suisses de l’Eglise catholique a éclaté. L’institut recueillait des enfants orphelin.e.s ou les prenait à leurs parents déclaré.e.s inaptes à s’en occuper. Des faits d’abus sexuels remontant aux années 1930 jusqu’en 1955 retrouvés dans les archives, ont fait parler les victimes plus de cinquante ans plus tard. Entre coups, maltraitance, attouchements, viols et décès, les prêtres de l’institut représentent l’autorité dans un canton où l’Eglise toute puissante ne fait qu’un avec l’Etat ;   par conséquent, ils transgressent la loi en toute impunité. Mais à Marini, les religieux vont plus loin : ils instaurent un véritable réseau qui consiste à se « passer » entre eux les garçons jugés les plus fragiles, probablement par le biais de la confession [5]. A cette époque, rares sont les enfants qui osent parler des sévices subis par les prétendus représentants du Bien et plus rares encore ceux qui sont crus ; ils n’avaient personne pour les écouter ni les défendre. Ainsi, c’est en sacrifiant les enfants abandonnés et fragilisés de l’institut, que les comportements pédocriminels des prêtres ont été autorisés, faisant régner un long silence sur plusieurs décennies. 

L’étymologie du mot « enfant » vient de infans, signifiant « qui ne parle pas ». L’enfant subit dans son étymon même l’injonction à se taire, ce qui a fait peser la « rhétorique du silence » jusqu’à aujourd’hui. C’est ainsi que définit Laurie Boussaguet, docteure en science politique, la honte des enfants de parler des abus sexuels qu’ils ont subis : « A la fin du XIXe siècle l’enfant devient une catégorie d’action publique : on le pense comme un sujet de droit qui doit être protégé alors que, jusqu’alors, l’Etat intervenait peu au sein de la famille. On commence à adopter des textes internationaux sur les droits de l’enfant. » [6]. Elle explique l’évolution de la prise de conscience des abus pédocriminels dans la société en deux étapes : « Jusque dans les années 1980, on était incapable de penser l’enfant victime ni de reconnaître le traumatisme ; on ne voyait chez lui que les symptômes d’un enfant vicieux et affabulateur. Du côté des délinquant[.e.]s sexuel[.le.]s, i[.e.]ls étaient vu[.e.]s comme des pervers[.es] incurables. A la fin du XXe siècle, la figure de la victime commence tout juste à émerger et l’inceste est saisi par les féministes. On insiste sur le traumatisme et la maltraitance infantile. En 1990, la pédophilie émerge sous la figure du stranger danger : l’attention est portée sur les prédateur[.rice.]s extérieur[.e.]s au cercle familial et inconnu[.e.]s de la victime. » Les abus commis par les stranger dangers constituent pourtant 3% des violences sexuelles sur mineur.e.s. Les deux tiers se passent au sein de la famille par des relations incestueuses et le pourcentage restant comprend les proches de l’enfant. La société se focalise alors sur une minorité des violences sexuelles sur mineur.e.s. « Quand on choisit de faire émerger la pédophilie uniquement par un stranger danger, on rétrécit le champ des réponses possibles : par exemple, les pères incestueux ne sont pas du tout pris en charge par cette vision du problème. Les lois adoptées luttent contre la pédophilie, mais pas contre l’inceste. Les liens entre l’agresseur[.euse] et l’enfant ne sont pas tous coupés, par exemple. On peut sortir un problème du silence, mais on peut aussi en maintenir certaines facettes en oubliant la grande majorité du problème. » Par conséquent, les enfants sont mis.es en garde uniquement du danger à l’extérieur, mais pas celui qui les guette le plus et qui se trouve sous leur toit. 

Si en Suisse il n’y a que très peu d’études sur ce sujet, en France, de récentes enquêtes ont révélé qu’un.e enfant sur dix a subi de l’inceste ; parmi les victimes, 80% sont des filles [7][8]. Néanmoins, ce dernier chiffre peut être biaisé par le fait que les hommes tairaient davantage ces abus en raison de la masculinité toxique [9]. En revanche, parmi les agresseur.ses, 95% seraient des hommes [10]. 

Pourtant, l’ampleur du phénomène n’est pas représentée en justice. Environ 70% des plaintes pour viol sont classées sans suite [11] et, concernant plus précisément l’inceste, il y a moins de 800 condamnations par année pour 10 000 plaintes [8]. Cette impunité révèle à quel point la pédocriminalité, bien que répréhensible dans la loi, est autorisée dans les faits.

Les éléments invalidants présentés sont les soupçons de faux souvenirs, les délais de prescription et l’amnésie traumatique. Les faux souvenirs, existent ; néanmoins, il s’agit de très peu de cas [12] et ces derniers mettent en doute la parole d’un grand nombre de victimes qui osent témoigner. Certains souvenirs ressurgissent aussi tardivement, dû à l’amnésie traumatique : « Plus les événements traumatiques sont graves et de nature criminelle (meurtres, tentatives de meurtres, viols), plus la victime est une enfant très jeune, plus les violences sont perpétrées par un membre de la famille, plus les amnésies traumatiques sont fréquemment retrouvées. » [12]. Ce mécanisme de défense consiste à effacer de la mémoire le traumatisme subi tant que la victime est en danger ou côtoie son agresseur. 60% des victimes d’inceste connaissent une amnésie partielle et 40% une amnésie complète [13]. Une dissociation permanente s’opère, souvent suite à la dissociation traumatique [14] qui a lieu pendant l’agression : « ce mécanisme fait disjoncter les circuits émotionnels et ceux de la mémoire, et entraîne des troubles dissociatifs et de la mémoire, responsable d’amnésie traumatique et d’une mémoire traumatique […] que le cerveau déclenche pour se protéger de la terreur et du stress extrême générés par les violences […], ce qui représenterait un risque vital. » [12]. La réminiscence traumatique revient quand la personne est enfin en sécurité et que des éléments déclencheurs lui rappellent ce qui s’est passé [15] ; cela peut arriver des mois, des années ou même des dizaines d’années plus tard, comme une longue anesthésie. C’est une des raisons pour lesquelles des victimes portent plainte trente ou quarante ans plus tard. Néanmoins, il est important de préciser que les réminiscences traumatiques sont tout aussi fiables que des souvenirs continus, bien que souvent prises pour des fantasmes, des faux souvenirs ou encore, très couramment, de fausses accusations [12] [16].

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