Transition numérique et protection de l’environnement : deux démarches vraiment conciliables ?

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La croissance du numérique soulève de préoccupations controversées. Si certains mettent l’accent sur les avantages potentiels en relativisant son caractère polluant [1], d’autres nous mettent en garde contre les risques méconnus de la numérisation de la société [2]. Devant les enjeux climatiques et l’impératif écologique de notre époque, la transformation numérique pose un double défi sociétal; celui de l’inclusivité de sa démarche et de l’éclaircissement de son caractère essentiel ou complémentaire face à la transition écologique.

Au cours des dernières décennies, un effort considérable a été consenti en faveur de la transition numérique. Cette dernière a débuté avec la robotisation des ateliers de production et le premier robot industriel créé en 1961 par General Motors. Dans les années 1970, elle est renforcée par la création d’Internet, puis par la démocratisation des ordinateurs personnels au début des années 1980, jusqu’à l’apparition du World Wide Web et son développement croissant à partir de la moitié des années 1990 [3]. Et alors que l’utilisation de l’intelligence artificielle se répandait progressivement en toile de fond, ces dernières années ont vu apparaître le développement du cloud, de la technologie blockchain [4], ou encore des cryptomonnaies.

Source: Digital for the Planet

L’essor du Smart (Smart-city, Smart-santé, Smart-transport, etc.), et de la virtualisation des moyens de communication et de socialisation [5] font également parties de nos changements les plus actuels. Pourtant, l’impératif de connexion permanente comprenant nos besoins d’interconnectivité, d’interopérabilité et de partage d’informations soulèvent des doutes importants quant au bilan carbone et écologique du numérique. Ces questionnements s’expliquent par le caractère énergivore de l’utilisation des infrastructures physiques, composées de fibres optiques, de satellites de communication et de data centers [6].

Dans ce débat, deux postures s’opposent. En effet, bien que les acteurs issus de l’écologie soulignent l’importance de la rationalisation des usages du numérique, d’autres plus proches de la croissance économique et du développement durable, positionnent la transition numérique comme une réponse à la transition écologique mondiale [7]. Suivant ce dernier point, on pourrait citer des exemples liés à la performance et à l’efficience ; comme la promotion de la croissance économique (certains parlent même d’une nouvelle révolution industrielle [8]), l’efficacité énergétique, l’optimisation des modes de consommation et des processus de production, la dématérialisation, ainsi que le partage d’informations et de connaissances [9]. Les opposants à ce modèle avancent quant à eux la nature énergivore, consommatrice et polluante du numérique [10] ainsi que les problématiques liées à la demande croissante de métaux rares (comme le lithium et le cobalt). Les potentiels effets rebonds [11] de l’obsolescence programmée [12] ou de l’empreinte carbone sont également régulièrement avancés.

Pollution numérique :  l’impact réel du virtuel

Le concept de pollution numérique fait référence à toutes les formes de pollution générées par les nouvelles technologies, telles que les émissions de gaz à effet de serre, la pollution chimique, l’érosion de la biodiversité et la production de déchets électroniques [13]. L’organisation internationale Digital For the Planet [14] identifie trois causes ou stades principaux à la pollution numérique. 1) La phase de fabrication des dispositifs électroniques qui inclut : l’extraction des matières premières (des réserves non renouvelables), la transformation en composantes électroniques (avec des méthodes d’extraction et de traitement souvent très polluantes [15]) et l’assemblage des équipements. 2) La phase d’utilisation ou de consommation. En effet, le numérique représenterait près de 1.4 milliard de tonnes de gaz à effet de serre, soit près de 3.8% des émissions de gaz à effet de serre mondiales [16]. Sur une journée de travail « la quantité totale de mails reçus et envoyés correspond en moyenne aux émissions d’un trajet de 11 kilomètres en voiture à essence, auquel il faut ajouter 11 packs d’eau nécessaires au refroidissement des datas centers » [17]. Ainsi, l’utilisation des équipements numériques engendre une mobilisation massive des données (notamment en provenance de GAFAM [18]). Des données supportées et stockées par des infrastructures telles que les data centers (données du Cloud et du Big data) [8].  3) La phase de la gestion des appareils en fin de cycle de vie. Ces déchets, en grande partie toxiques contiennentdes métaux rares et précieux qui à l’heure actuelle ne font pas l’objet d’une économie circulaire adéquate.

L’impact global des technologies numériques pose également un problème particulier dû au manque d’outils nécessaires à l’évaluation de certaines pratiques, telles que les allers-retours exponentiels de cartons expédiés et récupérés par les géants du commerce en ligne comme Amazon, AliExpress et Zalando [2]. De plus, la mesure de l’impact global peut être influencée par la variété des indicateurs disponibles. Ceux-ci peuvent notamment porter sur l’extraction de ressources naturelles non renouvelables, sur les émissions de gaz à effet de serre générées ou sur la consommation d’électricité [2].

Gérer l’impact du numérique…

La sobriété numérique est la démarche qui consiste à concevoir des services numériques plus sobres et à modérer ses usages numériques quotidiens [19]. Elle peut se traduire grossièrement par la préconisation des pratiques liées aux achats des équipements moins puissants, à leur utilisation prolongée, à des changements plus sporadiques et à la réduction des usages énergivores superflus [20]. Elle interroge : « est-il vraiment nécessaire de faire une photo de son assiette et de la transmettre avant de manger ?  Faut-il voir autant de vidéos ? » [2].   Dans le même esprit, « l’écologie numérique étudie l’impact environnemental des différents écosystèmes et relie l’humain et le digital dans le but de limiter les effets nuisibles de cette interaction sur l’environnement » [21]. Elle invite donc à « repenser les processus de création, de fabrication et de consommation du numérique et les rendre compatibles avec le développement durable et la maîtrise des risques et crises environnementales et écologiques » [2].   

La communauté des acteurs de la sobriété numérique et du numérique responsable GreenIt [22] propose quatre grandes recommandations pour atteindre cette sobriété [23]. Premièrement, augmenter la durée de vie des équipements en allongeant la durée de garantie légale, en favorisant la réparation et le réemploi et en luttant contre certains modèles économiques (formules d’abonnement). Deuxièmement, réduire la quantité de ressources numériques mobilisées (équipements, réseaux, etc.). Ceci notamment en favorisant la mutualisation des équipements, en éco-concevant les services numériques et en réduisant le nombre de très grands écrans (TV) et d’objets connectés. Troisièmement, redonner le contrôle aux utilisateurs du numérique, particulièrement en leur permettant de choisir les mises à jour logicielles et en les guidant vers des équipements réparables et faciles à reconditionner. Enfin, éco-concevoir les services numériques pour réduire leurs besoins en ressources et ainsi favoriser l’allongement de la durée de vie des appareils ainsi que leur réemploi [23].

Les initiatives qui s’inscrivent dans la démarche de réduction de l’impact environnemental du numérique sont variées. Greenpeace propose un comparateur de fournisseur d’énergie verte à l’aide de son catalogue d’évaluation Écolo-Watt [24]. Il existe également des moteurs de recherche respectueux de l’environnement, comme l’allemand Ecosia [25] qui plante des arbres grâce aux recherches effectuées par ses utilisateurs [26]. De plus, Carbonalyser, une extension de navigateur ou « add-on », permet une visualisation de la consommation électrique et des émissions GES associées à la navigation internet [27].

Le passage au numérique est-il socialement équitable ?

L’économiste américain Rober Gordon nous alerte sur les risques de la transition numérique au service de la globalisation économique et sur les discours promouvant la croissance. Le passage au numérique a favorisé une concentration importante de la richesse [28] : la plateforme Airbnb dont l’entrée en bourse a atteint une valorisation de 24 milliards dollars en est un exemple frappant [29]. Ainsi, l’économiste souligne l’impact dérisoire de la révolution numérique sur la richesse produite et sur son caractère qualitatif : « le numérique et les optimisations sur lesquelles il débouche sont proprement révolutionnaires, mais hélas seulement en faveur d’une minorité restreinte » [30]. Dans cette optique, la transition numérique serait par essence néolibérale [30] car elle défend une économie orientée vers les besoins d’une minorité fortunée [31]. Les techniques numériques ne garantissent pas la création de richesses, mais peuvent à l’inverse transformer nos pratiques de production antérieures [28] et renforcer des valeurs sociétales liées à la concurrence et à la compétition. De plus, l’automatisation et l’exclusion des travailleurs dans certains services met en péril l’emploi (magasins sans caissiers, centres de stockage automatisés) engendrant une hausse du chômage, un appauvrissement des classes moyennes, des tensions internationales et des problèmes environnementaux [32]. La transition numérique participe également à l’augmentation du flux de matières et d’énergies, qui se heurte au mur des ressources naturelles [33].

L’Union européenne de son côté, présente la transition numérique comme un levier permettant d’accélérer la transition vers une économie circulaire, plus neutre et plus résiliente pour le climat [34]. Elle indique également la mise en place nécessaire d’un cadre politique approprié pour dissiper ses effets néfastes sur l’environnement [34]. Certaines de ces politiques devraient inclure des réglementations visant à réduire l’empreinte environnementale des centres de données et des réseaux de communication, ainsi qu’à améliorer les pratiques de recyclage.

Enfin, alors que les avantages du numérique sont institutionnellement présentés avec aisance ; les risques de la numérisation de la société quant à eux, ne semblent pas être précisés. Le cycle de vie de nos appareils électroniques – de la production jusqu’à recyclage – est marqué pour l’altération, voire la dégradation des écosystèmes et de la biosphère, en raison de son caractère intrinsèquement polluant. Pour profiter de la dynamique du numérique, il faudrait donc se rapprocher d’une transition centrée sur une approche de sobriété, d’efficacité et de circularité. En ce sens, l’écologie numérique nous pousse à rechercher des réponses non seulement technologiques, mais également législatives, scientifiques et éthiques. Ces réponses seront nécessaires à l’harmonisation de nos défis avec les impératifs écologiques et sociaux imposés par les limites planétaires [35].

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