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« L’allaitement : un objet pour l’Histoire » : conférence de la huitième édition du Festival Histoire et cité sur le thème « Nourrir le monde » 

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Véronique Dasen remonte à l’époque romaine pour expliquer quelles étaient les conditions de l’allaitement durant cette période : à cette époque, la nourrice n’est pas vue comme une personne subordonnée annexée à la famille, mais y est comprise et permet même de tisser des liens. L’allaitement crée un lien de parenté qui permet des ascensions sociales. Par exemple, le frère de lait de Néron est devenu un personnage renommé, car il y a eu entre eux une forte intimité qui l’a rendu membre de la famille, et ce parce qu’ils avaient la même nourrice. En effet, à cette époque, tant la période de l’allaitement fait partie selon eux de la gestation, les Romains comparent la femme qui refuse d’allaiter à une femme qui avorte. L’importance de la nourrice est donc extrême et, pour qu’elle n’aille pas jusqu’à remplacer la mère, l’idéal est d’avoir plusieurs nourrices pour éviter toute ressemblance physique avec celle-ci. Mais pas seulement : comme la nourrice a une incidence sur l’enfant comme l’a sa mère, on en profite pour choisir une femme « qui parle bien » par exemple et notamment « une grecque – c’est la meilleure – car l’enfant va apprendre le grec en même temps, et il lui ressemblera physiquement » et ce n’est pas négligeable. Par conséquent, la nourrice doit obéir à des règles strictes : « On surveille la moralité de la nourrice et son régime alimentaire. Si l’enfant est constipé, il faut donner un laxatif à la nourrice » précise même Véronique Dasen. « La nourrice a un corps qui est instrumentalisé au service de l’enfant. Si elle boit, elle va rendre malade le bébé, elle a donc plusieurs interdits à respecter. Par ailleurs, elle ne doit pas avoir de rapports sexuels avec un homme, car le rapport gâterait le lait. » Néanmoins, les Romains ne pensent pas que l’allaitement a une vertu contraceptive, puisqu’il existe des contrats de nourrices de l’époque romaine retrouvés, dans lesquels il est question de s’engager à ne pas avoir de relations sexuelles pendant deux ans.

Irène Maffi rebondit sur le fait qu’il existe et a existé des sociétés dans lesquelles il est prohibé d’avoir des rapports sexuels pour une durée déterminée, le temps que la mère allaite son enfant. Cela permet de contrôler l’espacement entre les enfants. Elle ajoute : « Dans l’islam, on préconise deux ans d’allaitement pour les garçons, et un peu moins pour les filles. Mais il n’y a pas de prohibition d’avoir des rapports sexuels. Dans la médecine arabe au Moyen-Âge, une des raisons légitimes pour interrompre une grossesse, c’est de pouvoir continuer à allaiter correctement son enfant. »

Les traces historiques de l’allaitement et son importance apparaissent également dans l’art. Yasmina Foehr-Janssens fait remarquer que, malgré le rapport non évident entre littérature et allaitement qui ne se révèle pas spontanément dans les histoires de héros et autres grands mythes, celui-ci apparait pourtant si on les regarde de plus près : « Il y a par exemple l’histoire connue de la louve romaine qui allaite Romulus et Remus. On revient à la question de la parenté avec l’être qui allaite, qui peut être une déesse, une Sainte ou une femme engagée par un contrat pour allaiter, et cela crée des histoires. » En tant que spécialiste de la littérature, Yasmina Foehr-Janssens précise aussi qu’en ancien français, « le terme nourriture désigne aussi bien le fait d’alimenter que l’éducation. On a affaire à une pensée qui ne va pas priver ce qui relève de l’alimentaire et du cognitif. C’est élever un enfant et le nourrir, ensuite l’amener à l’école et le nourrir intellectuellement. » La façon de devenir humain et de grandir est marqué par l’ancien français avec le même terme que celui d’allaiter.

Yasmina Foehr-Janssens profite de rebondir sur la contradiction actuelle dans notre société, mais explique brièvement cette évolution de la vision de l’allaitement et de son contexte. Elle explique que la frontière entre le public et le privé s’est déplacée entre la période moderne et contemporaine. Par conséquent, la sphère privée a été rétrécie sur le domaine du privé en se resserrant autour de la question de la reproduction. En revanche, avant l’époque moderne, la sphère privée était un espace à la fois de production et de reproduction, puisque les femmes travaillaient dans le domaine familial : « Ce n’est pas une nouveauté, les femmes ont toujours travaillé. Mais à cette époque, elles participaient à la production économique, notamment dans un cadre agricole. Cela éclaire cette question des nourrices devant prendre le relais, car il y avait les autres devoirs de la mère. Aujourd’hui, nous n’avons pas de nourrices, mais des mères porteuses, car nous avons trouvé d’autres solutions. »

Néanmoins, la problématique de l’injonction à l’allaitement persiste, sans toutefois que des lieux y soient réservés : « On voit le lait maternel comme nourriture pour les enfants, mais il y a une absence de place pour le corps de la femme allaitante dans l’espace public, ajoute Yasmina Foehr-Janssens. Tandis que dans les musées, ou même sur les places publiques, les statues ou peintures représentent des seins généreux. » Cela interroge sur la façon dont les sociétés construisent les différences entre le privé et le public. En ce qui concerne l’injonction, Micheline Louis-Courvoisier défend qu’aujourd’hui les femmes qui n’allaitent pas sont encore culpabilisées : « On pense qu’une femme qui n’allaite pas n’est pas prête d’être mère. Aujourd’hui une mère doit se sacrifier, offrir son corps, son temps, sinon ce n’est pas une bonne mère. » On retrouve également des paradoxes dans les discours actuels, qui incitent à allaiter tout en ne donnant pas les moyens de le faire correctement, et même en donnant une image fausse de la réalité : « On dit que ce sera magnifique, c’est présenté comme satisfaisant. Mais dans les faits, les femmes dont c’est la première expérience se retrouvent dans une situation difficile où elles ont du mal à allaiter. Ce n’est même plus naturel : cela demande tout un travail très important d’utilisation d’objets, de médicaments, de techniques particulières. »

Francesca Arena, spécialiste de la santé de genre, invite à regarder également le rôle de la médecine dans l’histoire de l’allaitement, en rappelant que jusqu’au XVIIIe siècle, la médecine était produite par les hommes et les centres du savoir de médecine étaient dirigés par des hommes : « La médecine essayait de contrôler le corps de la femme, avoir des normes sur leur relation avec le nouveau-né par exemple. Aujourd’hui nous avons des femmes investies dans la santé, ce qui permet aux femmes de se sentir moins jugées. »

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