L’opinion en vaut elle la peine ?

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« 70% des Français sont en accord avec les idéaux du Front National »

Une déclaration comme celle-là peut déclencher une multitude de réactions allant de l’adhésion aveugle au rejet agressif. Sans haine ni passion nous allons traiter un tout autre aspect que soulève une affirmation qui n’a que pour seule justification sa nature : c’est une opinion sans argument.

Il convient donc de se demander : L’opinion vaut elle la peine d’être défendue ? Le droit à l’opinion est-il raisonnable dans le milieu universitaire ? Questions qui paraissent aussi candides qu’absurdes lorsqu’on a en tête la rigueur méthodologique dont doit faire preuve le « pur chercheur »[1]. Pourtant elle n’en est pas moins légitime car elle n’est pas toujours abordée directement. Ce qui a pour conséquence une tolérance envers des déclarations telles que celle citée plus haut.

L’opinion pure, est un écueil que chacun de nous pense reconnaitre et éviter. Pourtant, sommes-nous jamais assez nuancés ? Le fait d’affirmer notre objectivité et notre réflexivité sur ce que nous disons, n’est-ce pas un oxymore qui marque un manque d’ouverture intellectuelle ? Ne serait-ce pas déjà entrer dans le domaine de la simple opinion sans intérêt ?

Nous allons tenter de voir pourquoi ces questions sont légitimes en montrant d’abord en quoi l’opinion, même si elle revêt le masque du « bon-sens » semble sans intérêt dans un débat universitaire. Puis nous verrons en quoi elle peut être utile à la recherche si elle est maîtrisée.

À quoi bon puisque notre opinion est déterminée par notre milieu

L’opinion est issue en partie de nos goûts, et les goûts ne sont qu’une «habitude. La répétition d’une chose déjà acceptée»[2] selon Duchamp. De là comment peut on avoir une opinion construite en recherche – mais aussi dans la vie de tous les jours – si l’on pense que les informations données aux citoyens constituent « un mensonge organisé »[3] que les individus ne feraient que répéter. Dans une optique déterministe il est facile de voire en quoi l’opinion est influencée par des éléments extérieurs, et par ce fait est inutilisable en science à l’état pur. Mais même dans une vision individualiste, désigner la personne comme racine de sa propre opinion n’est en rien évident.

En effet, si l’on s’attache aux écrits de Bourdieu ce que nous pensons viendraient de notre milieu. Nous avons une bourse de capitaux économiques, sociaux, symboliques et culturels. Des trois derniers se forgerait un moule dans lequel notre réflexion viendrait se loger. Il n’y aurait donc quasiment aucun libre arbitre à nos divagations intellectuelles, et la fameuse étude sur le goût [4] de 1979 donne de solides bases à cette pensée. Qu’on prenne Bourdieu ou quelconques autres déterministes la finalité est la même : les individus n’ont quasiment aucun libre-arbitre sur leurs actions, mais aussi sur leurs pensées. Seuls varient les mécanismes par lesquels un certain degré de déterminisme s’abat sur les individus. Nous ne reviendrons donc pas sur le holisme de Durkheim, ni le structuralisme de Foucault ou de Strauss, ni le fonctionnalisme de Merton ou de Parsons, sans oublier le marxisme. Car tous ont été largement étudiés par les Sciences économiques et sociales. Démontrer en quoi ils confortent l’idée d’une pensée déterminée par le contexte ou le milieu ne serait qu’enfoncer une porte ouverte.

La femme au chariot, Duane Hanson, 1969.

En revanche, il est intéressant de voir que même dans une optique individualiste une forme de déterminisme s’abat sur les « acteurs » qui voient leur libre arbitre limité. Nous allons réduire l’opinion au « choix » pour voir en quoi elle n’est pas uniquement issue de la volonté propre.

Herbert Simon met avant cela à travers la fameuse rationalité[5] limitée. Les individus ont un libre arbitre qui est cependant encadré par les informations qu’ils ont à leur disposition. L’opinion n’est donc jamais qu’une synthèse imparfaite d’éléments accessible à l’individus.

Boudon illustre très bien ce moule autour de l’individu dans la rationalité par la métaphore du consommateur où le « budget paramètre, mais ne détermine pas la consommation ». Les fameux « moments clefs » sont donc paramétrés. Pouvons-nous aller encore plus loin dans le paradoxe d’un individualisme « déterministe » ? Cela n’est pas impossible. Schumpeter introduit la distinction entre individualisme sociologique et l’individualisme méthodologique en parlant du second ainsi « cela ne signifie pas que [en parlant de l’impossibilité d’analyser les phénomènes sociaux en termes supra-individuels], pour des fins particulières d’un ensemble déterminé de recherches, on ne doive jamais partir du comportement donné d’individus sans examiner les facteurs qui ont formé ce comportement. […] ».[6] Schumpeter admet donc l’importance d’un autre facteur que le simple libre-arbitre dans les comportements individuels.

Les théories de l’interactionnisme symbolique jettent des liens entre les deux grands axiomes individualiste et déterministe. L’opinion est influencée par le regard des autres. Becker et ses travaux sur la déviance le montre clairement : les agents sont étiquetés par « un milieu » et guidés par les normes des « faiseurs de morale ». Pour reprendre l’image du consommateur, cela revient à dire que l’individu voit ses choix paramétrés par son budget mais aussi influencés par les autres consommateurs.

L’opinion semble donc clairement paramétrée, si ce n’est déterminée, par des éléments qui échappent à l’individu. Pourtant elle ne cesse de s’immiscer dans nos réflexions et à chaque avancée risque de condamner notre travail dans les abimes de la partialité. Il parait donc nécessaire de travailler en prenant en compte l’extériorité de l’opinion, voire même d’en jouer pour augmenter la puissance explicative de notre réflexion.

La suite prochainement

 

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