Entretien avec Matteo Gianni : une vision théorico-politique du mariage pour tous #1

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  Mercredi 29 mai, fut célébré le premier mariage homosexuel en France. Un événement qui consacre la loi du mariage pour tous tant controversée. Les oppositions  à ce projet de loi se sont radicalisées jusqu’à atteindre leur paroxysme lors des divers protestations : prières de rue, charges contre des journalistes, agressions physiques et verbales. Ces violences témoignent de l’importance d’un changement qui au départ était présenté comme l’obtention d’une meilleure égalité entre les individus. Pourtant, un tel projet a des implications morales, éthiques et philosophiques qui dépassent le simple concept d’égalité formelle. C’est pourquoi nous avons fait appel aux outils analytiques de la théorie politique, à travers la vision de Matteo Gianni, politiste à l’université de Genève, afin de décomplexifier cette question. M. Gianni commence par décomposer les implications de la loi, pour mettre en exergue les différents points sur lesquels se cristallisent les arguments des deux camps. Dans un second article, M. Gianni reviendra sur la présence d’une confrontation entre valeurs séculaires et valeurs religieuses dans les débats.

 

Les trois dimensions du problème
« Si l’on considère uniquement la problématique du mariage, et non de l’adoption, on peut décomposer le débat en trois dimensions, dans lesquels les arguments des opposants et des partisans à la loi se confrontent.
D’un point de vu philosophique, les enjeux se cristallisent autour de deux axes principaux. D’un côté nous avons une question d’égalité : il s’agit de donner aux couples les mêmes droits qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels; de l’autre, il est question de liberté, puisque le projet vise à donner la possibilité à chacun de vivre avec quelqu’un de son choix et donc de vivre conformément à sa propre conception du bien. Ceci peut être compris comme un renforcement de la liberté négative, au sens ou l’Etat ne peut plus interdire aux couples homosexuels de faire ce qu’ils veulent (par exemple se marier); mais du fait que cette union est protégée par la loi, le dispositif ouvre aussi des formes de réalisation positives et d’émancipatrices grâce à la liberté.

L’aspect juridique compte également. Cette loi s’inscrit dans un processus de reconnaissance juridique de l’homosexualité. Il ne faut pas oublier que c’est seulement en 1992 que l’OMS[1] a enlevé l’homosexualité de la liste des maladies mentales. En France, le PACS[2] qui est venu plus tard a poursuivi cette reconnaissance. Cependant, ce dernier ne résout pas certaines inégalités de traitement, en particulier en ce qui concerne l’héritage, la filiation et l’adoption. C’est parce que le mariage pour tous s’inscrit dans ce processus, qu’une grande partie des Français y sont favorables (environ 66%)[3].

« On assiste à une “dé-substantialistation“  du sens symbolique du mariage,»

L’aspect socio-politique est la troisième dimension de ce problème. On assiste à une « dé-substantialistation[4] » du sens symbolique du mariage, ce qui engendre des réactions de la part d’acteurs défendant une conception du bien qui donne une primauté morale au modèle de couple hétérosexuel. Cette position voit comme nécessaire la limitation de libertés pour le bien commun ; par exemple, limiter aux couples hétérosexuels le droit à avoir des enfants serait nécessaire pour préserver le droit de l’enfant. Dans une perspective libérale, par contre, cette dé-substantialisation est conforme à la justice, car l’État ne doit pas imposer une façon ou une autre de « vivre ensemble » qui correspondrait à une vision du bien particulière (tel que le mariage hétérosexuel).

 

Les aspects de la «dé-essentialisation» qui posent problème :

Des visions anthropologies différentes de la famille 

Au-delà d’un problème éthique, la querelle autour du mariage pour tous et de l’adoption porte sur des questions de nature anthropologiques. Elle remet en cause la définition de catégories sociales, telles que la paternité, la maternité, la filiation, et la base de la relation qui doit être couverte par le mariage. Cet enjeu, donc, oppose des arguments constructivistes à des arguments conservateurs.

D’une part, l’argument conservateur des opposants voit le mariage homosexuel comme une attitude « contre nature », car il part du principe que les rôles sociaux de père et de mère découlent d’une essence fixée en nature. Il y aurait donc une anthropologie des rôles parentaux légitime et une autre ‘contre nature’. Cette vision semble assez forte en France puisque les études genre font depuis quelque temps l’objet de critiques virulentes concernant tant leur validité scientifique que leur utilité sociale. Ces approches, dont le sérieux et l’utilité ne sont pourtant plus à démontrer, sont vues avec méfiance, car elles prônent une analyse critique des catégories sociales dominantes, remettant ainsi en cause des repères qui sont considérés par certains comme faisant partie de la nature des choses.

« [les études genre], dont le sérieux et l’utilité ne sont pourtant plus à démontrer, sont vues avec méfiance, car elles prônent une analyse critique des catégories sociales dominantes»

D’autre part, ceux qui sont favorables à la loi partent du principe que les catégories sociales sont construites. Être père ou mère n’est pas le produit de phénomènes naturels, mais de significations et rôles sociaux. Ainsi, la dichotomie père/mère ne se ferait pas naturellement mais elle serait construite socialement et porteuse de valeurs, émotions et formes de sollicitudes qui ont peu à voir avec un simple ancrage dans la différence sexuelle. Il est important de préciser, cependant, que cette position peut aussi présenter des difficultés. Par exemple, certains partisans de la loi voient l’amour comme devant être la base du mariage. Bien qu’à première vue plausible, cette idée soulève évidemment des problèmes de définition de ce qu’est l’amour. Admettons que le mariage soit basé juridiquement sur le critère abstrait de l’amour : serait-il possible, en vertu de ce critère, à un père d’épouser sa fille ? Cet exemple absurde montre que, s’il n’est pas précisé, tout critère peut se heurter à des problèmes éthiques et d’application juridique.
 De ces visions découle un clivage autour de la question de l’Enfant

Le remplacement des termes « père » et « mère » par « parents » impliquerait pour les opposants une transformation de la nature même de la filiation, elle deviendrait « artificielle ». Le statut de parents perdrait alors la « base naturelle » qu’il avait jusqu’à présent, avec un père et une mère biologiques. Seule la base juridique viendrait légitimer le statut parental. Pour les opposants, cela irait à l’encontre du droit de l’enfant, car ce dernier, dans le cas d’une adoption ou d’une Gestation par Autrui (GPA[6]), n’aurait plus la possibilité de connaître ses deux parents biologiques.

Les opposants craignent également que cette modification entraine l’ouverture d’une porte juridique pour la GPA. Cela pose des problèmes éthiques complexes. Par exemple : d’un point de vu libertarien, le fait qu’une femme loue son corps pose à priori relativement peu de problèmes, car dans cette conception l’individu est propriétaires de soi-même et il peut décider librement de faire ce qu’il veut de cette dotation tant qu’il n’inflige pas de tort à autrui. Néanmoins, on peut se demander dans quel intérêt sera faite cette GPA : celui de l’enfant, des parents ou de la mère porteuse ? On assiste donc à une confrontation entre le droit de l’enfant et le droit à l’enfant.
A ce titre, une cacophonie d’éléments empiriques et moraux alimente le débat sur la question de la souffrance de l’enfant. Cette question ne fait de loin pas l’objet d’un consensus empirique ; mais elle permet de fournir un argument de plus pour critiquer la forme conservatrice du mariage hétérosexuel. En effet, est-ce que le mariage hétérosexuel permet de mieux protéger l’enfant que le mariage homosexuel ? Les opposants au projet pensent que c’est le cas. Pourtant, d’un point de vue empirique, force est de constater que le mariage hétérosexuel peut aussi être un champ de ruines en matière de souffrance des enfants (divorce mal négociés, maltraitances, etc.). On peut donc se demander si la sexualité des parents est le critère le plus important pour préserver les droits de l’enfant, comme le pensent les adversaires de la loi.

Pourquoi autant de passion dans ce débat ?

Les opposants sont dans une optique conséquentialiste, qui les met dans une sorte de panique morale. Ils pensent que la redéfinition du mariage va faire péricliter la société à long terme. Certes, il se peut que des enfants souffrent de ne pas connaître leurs parents.

« va-t-on nier des libertés sur des considérations empiriques controversées, alors que le dispositif existant est défaillant ? »

Pourtant, va-t-on nier des libertés sur des considérations empiriques controversées, alors que le dispositif existant est défaillant ? En d’autres termes, pourquoi refuser l’adoption homosexuelle en prétendant qu’elle est néfaste pour l’enfant, alors que le couple hétérosexuel dans certains cas amène déjà la souffrance, la pédophilie, la maltraitance, … Les anti-mariage pour tous construisent une image catastrophique du futur, alors que d’autres soutiennent que cette vision catastrophique existe déjà. D’après ces considérations, il n’y aurait donc aucune raison morale de refuser le mariage pour tous.

Plus généralement, ces crispations sociales et politiques autour de la sexualité ne sont pas nouvelles et ne caractérisent pas que la France. Elles sont une constante du processus d’émancipation démocratique, de la lutte concernant la reconnaissance de l’égalité et de la liberté de toutes et tous, bref de la marche vers une conception plus juste de la citoyenneté et de la démocratie »

 

Suite de l’entretien

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