Entretien avec Matteo Gianni : une vision théorico-politique du mariage pour tous #2

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Première partie de l’entretien

Pourquoi le débat en France concernant le mariage pour tous est-il aussi passionné ?

Le paradoxe d’un Etat qui se veut laïc. 

        Malgré une large palette d’opinions nuancées, les confrontations concernant le mariage pour tous réactivent largement le clivage politique gauche-droite. La mobilisation de groupes religieux conservateurs n’est du reste pas nouvelle dans la France contemporaine; ce fut par exemple le cas lors des manifestations en 1984 contre le projet de loi Savary visant à réduire les subventions aux écoles privées sous le gouvernement Mitterrand.

        Il est intéressant de noter que, dans le cas d’autres enjeux relevant de la sphère symbolique et religieuse, le clivage gauche-droite est bien moins saillant. C’est par exemple le cas des interrogations concernant la présence musulmane: cette dernière est souvent perçue, à gauche comme à droite, comme l’altérité menaçant la structure séculière de l’Etat français (voir la question du voile, des emplacements des lieux de prière, la construction de mosquées, etc.). Dans ce cas, la position ‘libérale’ que la gauche défend par rapport au mariage pour tous ne se manifeste pas avec la même intensité. Sur la présence musulmane, la gauche et la droite sont globalement rassemblées autour de la défense d’une conception relativement traditionnelle de la laïcité.

En France, la laïcité est bien plus qu’un simple principe d’organisation politique. Pour certains, elle constitue une position qui est davantage morale que politique. 

        Il y a fondamentalement trois manières générales d’appréhender la laïcité : premièrement, une doctrine de la séparation entre le politique et le religieux. Elle se caractérise principalement par l’idée que l’Etat n’a pas à s’immiscer dans les questions religieuses, qu’il doit demeurer neutre à l’égard des groupes religieux (dans le choix d’une politique de non financement des activités religieuses par exemple). Cette conception peut cependant être envisagée de manière plus nuancée par le rôle d’un Etat arbitre, qui garantit les mêmes chances d’existence et de développement à toute religion dans une optique d’égalité des droits.

        Deuxièmement, en tant que doctrine de conscience. Considérée ainsi, la laïcité acquiert une dimension davantage morale et perfectionniste. Elle s’exprime par l’idée qu’un Etat laïc doit promouvoir de manière active et défendre contre toute ingérence religieuse la liberté, l’autonomie et la raison des individus. Il s’agit donc d’une conception de la vie bonne qui, pour ses défenseurs, est nécessaire pour promouvoir l’émancipation humaine (pour eux, donc, le port du voile musulman va à l’encontre de ce projet d’émancipation des femmes; l’interdire veut dire les rendre plus autonomes et libres). Cette conception, inscrite dans la lignée républicaine, vise dans une optique perfectionniste à fondre autour de l’idéal de fraternité une morale laïque, parfois anticléricale.

        Enfin, une conception davantage historiciste, qui voit la laïcité comme l’une des manifestations principales de l’exceptionnalisme français, donc de la doctrine républicaine – axée sur l’idée de nation civique et fraternelle. Ainsi considérée, la laïcité est un rempart moral et institutionnel qui a été obtenu (en 1905) après des luttes âpres contre les ingérences de l’Eglise dans les affaires républicaines; toute entorse à cet acquis est vue, par les défenseurs de cette position, comme une menace à l’intégrité de la République.

Qu’en est-il de la relation entre ces conceptions de la  laïcité et la question du mariage pour tous ? 

            La mobilisation contre le mariage pour tous montre que le poids de la religion, et en particulier du catholicisme, demeure très fort en France. Ainsi, malgré le discours hégémonique sur la laïcité – surtout quand elle concerne les musulmans – pour certains une reconnaissance trop poussée d’un mariage « neutre » symbolisant une union civile dé-substantialisée de sa signification religieuse relève de l’inacceptable. Les teneurs de cette position véhiculent un discours autour de la nature même du mariage, de la société, de la famille et de leurs (supposée) remise en question qui exprime une sorte de panique morale[1] ; panique de voir l’Etat, celui qui devrait être le défenseur de l’ethos français (voir le troisième sens historiciste de la laïcité évoqué plus haut), remettre en question une conception de l’ordre social et des valeurs concernant la famille, la filiation ou encore la parentalité. Le slogan à la base de la mobilisation, « on a besoin d’un papa et d’une maman », illustre bien la nature conservatrice de cette résistance. Les opposants utilisent souvent un discours qui résonne avec le thème de la ‘confrontation civilisationnelle’ pour contester la ‘modernisation’ de l’institution du mariage. Leur projet de société incarne une vision naturaliste, quasi  ‘biologisante’, des rapports sociaux et familiaux. Ceci se traduit par l’idée selon laquelle il n’est pas possible de faire des compromis sur la vraie nature (donc l’ontologie) du mariage.

            Bien entendu, les défenseurs du mariage pour tous ne partagent pas une telle interprétation. Pour eux, la laïcité de séparation, proche d’une conception rawlsienne[2], implique la défense des plus larges libertés possibles par le biais d’un Etat neutre qui veille afin que différentes conceptions du bien puissent être réalisées de manière équitable (sinon égalitaire)[3]. Pour eux, donc, il ne s’agirait que de promouvoir une ‘meilleure égalité’ en octroyant le droit au mariage pour tous tout en poursuivant la reconnaissance légitime des unions de type religieux existantes jusqu’à présent.

Des positions parmi défenseurs et opposants qui se réfèrent, directement ou indirectement, au principe de laïcité. 

        Ce dernier contribue à délimiter de manière importante le périmètre normatif de ce qui est défendable ou pas dans la République française. Or il est important de souligner qu’il existe d’innombrables critiques des trois manières susmentionnées d’envisager la laïcité[4].

            Des multiculturalistes tels que Will Kymlicka[5],  par exemple, estiment qu’une laïcité à prétention universelle ne peut qu’être homogénéisante, ce qui porte atteinte au particularisme et à la reconnaissance effective des minorités. Ceci est surtout évident quand la laïcité est mobilisée pour interdire, dans certains lieux publics, des pratiques religieuses telles que le port du voile islamique (comme stipulé par la loi de 2004). Pour eux, ces interdictions, d’une part, discriminent les groupes culturels minoritaires et, d’autre part, avantagent les communautés religieuses majoritaires (dans ce cas catholiques et protestantes) qui sont à l’évidence moins concernées et même implicitement favorisées par l’adoption homogène d’une politique libérale qui se veut neutre et laïque. Ces auteurs trouveraient étonnant (et contradictoire) le fait que les groupes demandant le respect total du principe de laïcité quand il s’agit des pratiques musulmanes, considèrent leur volonté de préservation d’une conception largement religieuse du mariage comme compatible avec le principe de laïcité.

        Pour conclure, l’émergence de cette question dans le débat public est un signal positif qui s’approche, si non d’une solution probablement utopique de la controverse, d’un idéal souhaitable de perpétuelle confrontation démocratique. Cela est nécessaire pour mettre les partisans de chaque « camp » face à leurs contradictions, ce qui, à terme, peut aboutir à un élargissement des frontières de la citoyenneté et de la démocratie.

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