La Révolution française est un des événements historiques les plus étudiés car elle a marqué à peu près tous les domaines: l’histoire, la politique, la géographie, les mathématiques, l’astronomie, la navigation, la presse, etc. Mais, qu’en est-il de l’héritage de la Révolution française en matière de pensée politique ? Par Révolution française, nous entendons la période aux délimitations floues, peu avant et après 1789, marquée par le courant des Lumières. C’est sur ce dernier concept de Lumières que nous allons nous pencher et plus précisément sur son impact actuel en philosophie politique.
Nous allons d’abord voir quelle partie de cet héritage, malgré son influence prédominante durant le XIXe et le XXe siècle, est aujourd’hui mise en doute. Puis, dans un second temps, nous verrons que tout un pan des connaissances des Lumières voit une continuité aujourd’hui en pensée politique.
Un héritage fondateur pourtant aujourd’hui dépassé
Le courant des Lumières a laissé derrière lui de nombreuses conceptions fondatrices de la pensée politique moderne en donnant des conceptions philosophiques et épistémologiques au pouvoir explicatif important pour l’époque. Néanmoins, la plupart ont été dépassés depuis.
Tout d’abord, l’idée de raison lorsqu’elle est comprise à travers la dichotomie « corps et esprit », ne semblent aujourd’hui plus pertinentes. En effet, le primat de la raison chez les Lumières impliquait que seul ce qui est rationnel, c’est-à-dire ce qui est fait avec l’esprit et sans influence émotionnelle, devait être pris en compte dans la réflexion. À l’image des citoyens grecs dont l’esprit devait être allégé des nécessités du corps pour voter, le philosophe des Lumières dénonce toutes les distractions intellectuelles non rationnelles : la religion, la superstition, etc. Cette idée s’est fortement implantée dans la culture populaire et a permis de justifier l’exclusion des femmes de la politique. Non seulement l’argument était utilisé pour entretenir une position essentialiste à l’égard des femmes (désignées par « nature » comme émotionnelles) mais, en plus, il reposait sur une dichotomie « raison-passion » qui semble trop réductrice. Par exemple, le célèbre roman de Harriet B. Stowe, La case de l’Oncle Tom, nous présente une délibération entre un sénateur et sa femme. Cette dernière est perçue comme « émotionnelle » par son mari et donc inapte à mener une argumentation politique rationnelle. Un tel raisonnement parait désuet aujourd’hui : les émotions peuvent nous aider à prendre de bonnes décisions, à nous rendre plus « humain », dans le sens où elles augmentent notre empathie et permettent une meilleure compréhension des attentes de l’autre. Comment concevoir le vivre ensemble sans cela ? Ainsi, le citoyen peut, et selon certains auteurs, doit être « sentimental »[1] pour prendre de bonnes décisions[2].
Le positivisme[3] constitue un autre héritage fondamental laissé par les Lumières, qui bien que toujours valide, n’est plus utilisé de manière pure. C’est-à-dire comme une réduction de la Science aux sciences dites « exactes » et en prêtant une foi inébranlable dans le « matérialisme enchantée » décrit par Diderot[4]. La pensée politique moderne ne consiste plus à faire de la « physique sociale » comme le voyait A. Comte. La Vérité n’est plus seulement vue comme étant unique, cachée dans la nature où seul « l’Homme de science » arrive à la voir. Utiliser ces conceptions aujourd’hui peut même apparaitre dangereux. On connait De l’Esprit des Lois de Montesquieu[5] surtout pour son analyse des différentes formes de gouvernements, pourtant il y cherche en même temps des lois générales tirées de la nature pour expliquer les différentes cultures humaines. Et part culture, le philosophe entend que le climat détermine la « race » : si les habitants en bordure de la Méditerranée sont plus « lâches et mous » —pour reprendre ses termes— c’est parce qu’ils vivent dans un climat plus chaud (!).
La pensée politique contemporaine ne cherche plus de grandes lois générales, au contraire, elle accepte l’existence de plusieurs Vérités qui diffèrent selon le point de vue de l’observateur
La pensée politique contemporaine ne cherche plus de grandes lois générales, au contraire, elle accepte l’existence de plusieurs Vérités qui diffèrent selon le point de vue de l’observateur. Le constructivisme dont fait preuve H. Becker dans son analyse de la déviance[6] en est un bon exemple : ce concept connoté négativement dans la culture populaire est en réalité relatif au contexte et subjectif. Montesquieu aurait-il déduit que les joueurs de jazz étudiés par H. Becker étaient qualifiés de déviants parce qu’ils vivaient dans un climat très particulier, qu’est celui de la région de Chicago ?
Une continuité dans la pensée philosophico-politique contemporaine
Malgré ces quelques concepts dont la trace persiste mais dont l’utilisation scientifique décroit, le courant des Lumières a marqué profondément la Théorie politique. Cette marque se manifeste à travers deux courants de pensée mis à jour à cette période dont on retrouve une continuité directe avec les théoriciens du XVIIIe. Il s’agit du libéralisme et du républicanisme.
Nous pouvons considérer Montesquieu, J. Locke et I. Kant comme trois grands penseurs libéraux qui ont forgé le courant et qui lui ont insufflé ses terminologies modernes, toujours utilisées en pensée politique à l’heure actuelle. Cette continuité apparait clairement chez John Rawls[7] — considéré comme l’un des plus grands penseurs libéraux contemporain. La théorie de Rawls se fonde sur deux principes : un droit étendu à la liberté et une justification conditionnelle des inégalités socio-économiques (principe de différence et principe d’égalité des chances)[8]. Le premier principe, celui de la liberté, est supérieur aux autres : « la liberté ne peut être limitée qu’au nom de la liberté. »[9] Ce qui n’est pas sans rappeler la défense absolue de la liberté par Montesquieu[10].
Kant peut être considéré comme un libéral de par sa conception du « moi » : l’individu n’est libre que s’il est capable de se distancer de ses caractéristiques sociales et de juger par sa raison. C’est cette même conception que nous retrouvons chez Rawls. Ce dernier voit le « moi » comme étant « premier par rapport à ce qu’il défend »[11], ce qui se traduit conceptuellement par le voile d’ignorance. Voile que les individus ont dans une position originaire, qui précède toute forme de société et dans laquelle les individus doivent faire un choix de société future sans rien connaître de leur identité.
D’autre part, Jean Jacques Rousseau peut être considéré comme un des auteurs clefs du républicanisme, notamment par son ouvrage Du Contrat Social, qui, à l’instar des écrits libéraux de l’époque, est toujours utilisé dans ses acceptions originelles.
Le penseur genevois part de l’idée que l’Homme est Bon par nature, et que la société va transformer son amour pour soi (comparable à la volonté de conservation chez Hobbes) en un amour-propre, égoïste. Dès lors, seul un pacte — le fameux contrat social — passé entre les individus va permettre de sortir de cet égoïsme et préservera le « vivre ensemble ». Ce contrat est basé sur une certaine vision du bien partagée par tous. Cette idée se retrouve dans la pensée politique communautarienne où l’État doit ouvertement défendre les conceptions du bien propre à la communauté qui le constitue : c’est « la politique du bien commun »[12]. Ainsi, contrairement aux libéraux, l’État prôné par le Républicanisme n’est pas neutre et doit prôner des « horizons de sens légitimes »[13].
Pourtant, même à travers cette distinction qui parait claire, l’héritage des Lumières se brouille parfois
Conclusion
Certains concepts fondateurs du courant des Lumières sont donc aujourd’hui d’avantage des concepts à valeur historique que réellement scientifique ; mais les conceptions fondatrices libérales et républicaines continuent toujours d’exister dans la pensée politique contemporaine. Pourtant, même à travers cette distinction qui parait claire, l’héritage des Lumières se brouille parfois. La précision de la théorie rawlsienne dans Libéralisme politique[14] illustre bien ce phénomène : libéralisme et républicanisme semblent se confondre puisque Rawls semble parler — mais sans le nommer ainsi — d’un bien commun qu’il faudrait promouvoir : la démocratie. Toute la portée universaliste de Rawls s’estompe et avec elle l’héritage libéral des Lumières devient flou.
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