Forte de six mois, 2015 semble déjà avoir trouvé son plus grand succès français en librairie, en la personne de Michel Houellebecq avec son roman Soumission. Depuis sa sortie, le livre caracole en tête des ventes dans plusieurs pays et les chiffres laisseraient pantois plus d’un écrivain : 400’000 exemplaires rien qu’en France et presque 1 million au total. Hormis cet aspect, le roman se démarque de par sa large exposition médiatique ainsi que par la kyrielle de réactions, fondées ou non, qu’il suscite. Qu’en est-il ? Prophétique et visionnaire ou islamophobe et réactionnaire ? TOPO l’a lu pour vous !
Houellebecq n’est plus à présenter : quelque part entre provocation et polémique, sa plume vogue constamment sur la ligne poreuse de la décence et affronte toutes les certitudes réconfortantes. Le décor de ce roman est ainsi conforme à son goût de la controverse : deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022, la France s’apprête à choisir entre le Front National et un nouvel acteur de la scène politique, le parti de la Fraternité Musulmane. Outre la totale désuétude des partis traditionnels, le pays est secoué par des affrontements entre fondamentalistes musulmans et identitaires se réclamant dépositaires de la vraie France. Dans cette atmosphère délétère, le peuple choisit la Fraternité Musulmane et nomme Mohammed Ben Abbes président de la République. Dès son arrivée au pouvoir, le parti réforme drastiquement la société : islamisation de l’éducation nationale, revalorisation du patriarcat, port du voile obligatoire, interdiction de travail pour les femmes, nouvelle UE élargie à l’Algérie, Tunisie, Egypte, Liban.
Au milieu de ces événements politiques, il y a François. Professeur universitaire en lettres et proche des œuvres de Huysmans. Il mène une vie morne dans son milieu académique, ponctuée par un comportement luxurieux, n’ayant cure de sa famille et de la société qui l’entoure. Avec la Fraternité Musulmane au pouvoir, il reçoit une pension pour ne plus enseigner car ses cours ne sont plus compatibles avec la nouvelle société française. Sa santé se détériore, il pense au suicide sans y céder, il cherche des escapades dépaysantes en Province sans y trouver le moindre plaisir et ses relations sociales sont au point mort. Il se questionne sans aucune limite morale sur le déclin des civilisations européennes qui se détruisent d’elles-mêmes et sur les apports de l’islam, la polygamie, la sélection naturelle, la supériorité de l’homme, comme si l’arrivée d’un islam institutionnalisé avait remis tous les acquis progressistes en cause.
D’une écriture limpide, sèche, sans fioritures, parfois crue, Houellebecq nous entraîne avec aisance sur des sentiers subversifs où se mêlent comportements lubriques et rejet des valeurs occidentales, qui plus est agrémentés d’amalgames autour d’un islam érigé comme le facteur clé qui modifie drastiquement la société française. L’auteur joue sur les faiblesses de nos sociétés actuelles qui traversent de graves crises identitaires en heurtant le confort du lecteur : et si l’islam, comme d’autres religions avant, était amené à dominer le monde désormais ? N’est-ce pas en train de se passer sous nos yeux ? L’Europe se laisse-t-elle gagner sans aucune résistance par une nouvelle mouvance ? Dans ce roman, la facilité déconcertante avec laquelle les milliardaires musulmans prennent le contrôle de pôles stratégiques tels que l’éducation nationale n’est qu’un exemple parmi d’autres de la fébrilité de la société, de la désuétude des partis traditionnels. A cela s’ajoute l’aspect confessionnel : à la manière du Rhinocéros de Ionesco où tous les protagonistes finissent par se transformer de leur plein gré, dans Soumission les individus se laissent gagner petit à petit par l’islam, sans résistance, sans réelle foi ni réflexion profonde sur les enjeux spirituels et éthiques, finissant par se convertir plutôt par opportunisme, comme si cela était nécessaire pour réussir dans cette nouvelle société islamisée.
Dès sa sortie, au cours de la traditionnelle tournée des médias pour la promotion du roman, Houellebecq se voit qualifié de tous les noms : réactionnaire, incitateur à la haine, diffuseur de la peur, contributeur de l’amalgame autour d’une religion déjà très stigmatisée, tout ceci à la veille des attentats contre Charlie Hebdo. Lors des interviews dans les médias, outre le fait que l’auteur se soit parfois trouvé face à des journalistes n’ayant pas même lu le roman, le contexte politique de l’intrigue du roman fut quasiment le seul thème abordé. Conséquence de cette indigence : la polémique s’installa autour du décor de l’histoire, éclipsant au passage tout le développement du personnage central et l’évolution de sa personnalité, qui aurait mérité une analyse plus fine, surtout lorsqu’elle est mise en relation avec Huysmans. Il faut comprendre que cette œuvre est un roman agrémenté d’inspirations véridiques et actuelles certes, mais il reste avant tout un roman, une fable, un récit de science-fiction émanant de l’imaginaire corrosif d’un écrivain réputé pour son goût de la subversion. Malgré cela, ce contexte politique imaginé est indéniablement lié à de nombreuses problématiques qui traversent la société française actuellement et c’est en cela qu’il pousse à la réflexion vis-à-vis de la communauté musulmane. Il met en exergue une tension politique silencieuse mais saillante envers les musulmans qu’il faut arrêter de balayer et mépriser sous couvert d’un dogme laïcard. Soumission est à manier avec précaution : entre des mains peu aguerries à la distanciation critique à l’endroit d’une œuvre, il est capable de nourrir l’islamophobie et les amalgames grossiers à la perfection. Sans ce sang-froid, le lecteur se trouve plongé dans une lubie et une paranoïa envers l’islam, desquelles il peut être difficile de s’extirper.
Comment savoir si ce roman est islamophobe ou visionnaire ? Tout dépend de l’interprétation, parfois cynique et opportuniste, que l’on donne aux mots gravés pour l’éternité par l’auteur. Le roman n’est pas islamophobe par essence, dans la mesure où ce n’est pas un plaidoyer contre la religion, mais il peut faire germer des pensées islamophobes au sens étymologique du terme, c’est-à-dire peur de l’islam. Il n’y a qu’une seule solution : lire le roman par soi-même et ne surtout pas rester béat devant les tirades d’un critique, qui peuvent évidemment être d’une pertinence sans égale, mais toujours coincées entre sa subjectivité et ses axiomes normatifs. Jean d’Ormesson a gravé quant lui, dans son ouvrage Qu’ai-je donc fait paru en 2008, quelques mots qui semblent particulièrement bien adaptés : « ne lis pas n’importe quoi. Lis plutôt les livres dont tout le monde parle sans les lire ».
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