Carélie-Crimée : Un sentiment de déjà vu

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« La révolution [est] terminée »[1] déclarait le maire de Simferopol, capitale de la Crimée, il y a environ un mois.  Quelques jours après, c’était au tour de Vladimir Poutine, président de la fédération de Russie de faire son annonce. Il affirmait, devant un parterre de hauts gradés au Kremlin, que la région était maintenant sous contrôle de l’armée russe, tous les soldats ukrainiens ayant quitté la péninsule.

« Voilà une chose de faite, mais… concrètement, que s’est-il passé ? »

Voilà une chose de faite, mais… concrètement, que s’est-il passé ? Si l’on remonte le cours des événements, on peut voir que l’élément déclencheur a été le refus du gouvernement ukrainien de signer l’accord d’association avec l’Europe en novembre 2013.  Cet acte a été suivi immédiatement par des manifestations dans les rues et la formation du mouvement Euromaïdan. Par la suite, on a assisté rapidement à une escalade de la violence, à un renversement du gouvernement et à l’apparition d’hommes cagoulés et lourdement armés en Crimée. Ces hommes, qui portaient un uniforme apparemment russe, sont restés muets devant les caméras des journalistes tandis qu’ils occupaient des bâtiments  officiels de Crimée. A ce stade, on pourrait  penser que cette situation était normale dans un pays instable. En effet, il était probable de voir des milices armées se constituer pour assurer la sécurité étant donné que le pays était en pleine phase de transition et que les institutions étatiques n’étaient plus fonctionnelles à 100%. Toutefois, cela semblait moins probable après avoir vu le type d’armement (lourd) et la logistique impressionnante déployée par ces hommes. De plus, la prise en force du parlement de Crimée opérée par ces derniers et qui a favorisé un vote d’indépendance de la région, pousse encore plus à douter de leur identité de milice d’auto défense. D’ailleurs, cet acte d’indépendance s’est soldé par une annexion par (à ?) la Russie en mars 2014.  En tout et pour tout, tous ces évènements se sont déroulés en cinq mois, un laps de temps relativement court. Comme une expression  populaire sur le net dirait : « well, that escalated quickly ! ».

Mais ce n’est pas la rapidité avec laquelle cette pièce s’est jouée qui nous intéresse, mais plutôt ce sentiment de déjà vu oppressant qui nous a alors envahi. Il fallait absolument en connaitre la source car plus la situation avançait, plus cela nous démangeait.

Plusieurs raisonnements assez rapides – pour ne pas dire simplistes – visibles dans des commentaires sur internet mais aussi émis par certains acteurs politiques, mettaient en lien cette situation à celle de l’Allemagne et à l’invasion de la Tchécoslovaquie à la fin des années 30. Certes, tout comme la prise de la Crimée, l’invasion allemande était justifiée par des motifs de protection des minorités. Mais la comparaison s’arrête là. Le rapprochement avec le 3ème Reich était trop facile et ne capturait pas de manière satisfaisante les différents enjeux présents. La situation à la source de notre sentiment de déjà vu, était toute autre. Elle n’était peut être pas aussi complexe que celle de la Crimée, mais elle possédait suffisamment de points communs avec la situation ukrainienne pour nous permettre d’y voir un peu plus clair. Il s’agit de la Guerre d’Hiver ou autrement nommée : la 1ère guerre russo-finlandaise.

« Le rapprochement avec le 3ème Reich était trop facile et ne capturait pas de manière satisfaisante les différents enjeux présents. »

Mais quel est le rapport de la situation actuelle avec cette guerre qui a eu lieu il y a plus de 80 ans ? En quoi ces deux situations sont-elles comparables ? D’ailleurs, en quoi est-ce pertinent de les comparer ? Pour y répondre nous allons explorer les évènements en trois phases. La première, celle qui sera traitée dans cet article, est une comparaison des contextes précédant l’action militaire. Dans un deuxième article, nous examinerons le déroulement de l’action militaire. Puis, le dernier article traitera des conséquences du conflit et des limites de cette comparaison.

Tout d’abord, faisons un peu de géographie basique. Nous avons à faire à deux Etats frontaliers de la Russie, l’un au nord ouest et l’autre au sud ouest. Chacun d’entre eux partage une mer avec la Russie ; la mer Baltique avec la Finlande et la mer Noire avec l’Ukraine. De plus, ils partagent aussi une grande partie des frontières terrestres divisant l’Europe et la Russie. Autrement dit, si l’on regarde les cartes des pays comme un plateau de jeu de stratégie (RISK par exemple), la Finlande et l’Ukraine représentent environ 60% des frontières terrestres partagées avec l’Europe, tandis que les 40% restantes sont occupées par l’Estonie, la Lettonie, le Bélarusse et un tout petit bout par la Norvège. Notez que nous ne prenons pas en compte l’enclave russe entre la Lituanie et la Pologne. Ces détails sont importants pour la suite de l’article.

Regardons ensuite un peu leur histoire. La Finlande et l’Ukraine ont  une histoire en partie commune en ce qui concerne leurs relations de pouvoir avec la Russie. En effet, tout comme l’Ukraine, la Finlande a été pendant une période conséquente une partie intégrante de la Russie. Par la suite, ces deux Etats sont devenus indépendants : pas en même temps mais à chaque fois suite à des bouleversements politiques en Russie. L’Ukraine devient indépendante lors de la chute de l’URSS en 1989 et la Finlande pendant la Révolution d’octobre en 1917.  De plus, dans les deux cas il y a eu après  leur indépendance des tentatives Russes de les replacer sous sa sphère d’influence – notamment lors de la guerre civile finlandaise et lors des élections présidentielles ukrainiennes de 2004.  Toutes deux ont échouées- les rouges ont perdu en Finlande lors de la guerre civile et la Cour suprême ukrainienne (sous la pression de la Révolution orange) a annulé le résultat donnant vainqueur Ianoukovytch au second tour.

Ensuite, et en lien avec ce qui a été dit concernant la géographie, l’Ukraine et la Finlande sont des régions géostratégiques importantes pour la Russie car elles représentent un atout pour sa sécurité nationale. Sous la sphère d’influence d’un pays tiers, ces deux pays peuvent représenter dans l’imaginaire russe une menace pour leur propre souveraineté et leur sécurité nationale à cause de leur position géographique et leur accès à la mer.

« Dans le cas de l’Ukraine, ce n’est pas envers l’Allemagne que la méfiance est dirigée, mais envers l’avancée géographique de l’OTAN et de l’Europe »

Dans le cas de la Finlande, la frontière avec la Russie se situait à environ 30 km de Leningrad (St-Petersburg), lieu hautement symbolique pour l’URSS et important port pour accéder à la mer Baltique. Du temps de l’URSS, les Soviétiques redoutaient que l’Allemagne utilise la Finlande comme tête de pont pour une possible invasion par le nord ; ceci  les auraient mené(s) rapidement à Moscou. L’URSS voulait par conséquent développer une zone tampon au nord, c’est-à-dire en Finlande notamment dans l’isthme de Carélie. En cas d’attaque, cette zone neutre permettrait à l’URSS de préparer une défense et une riposte convenable.

Dans le cas de l’Ukraine, ce n’est pas envers l’Allemagne que la méfiance est dirigée, mais envers l’avancée géographique de l’OTAN et de l’Europe. Autrement dit, le rapprochement progressif des bases militaires de l’OTAN et l’intégration d’anciens pays de l’est dans l’Union Européenne. Attention à ne pas méprendre la nature de cette comparaison. Nous ne sommes pas entrain de dire que l’Allemagne nationale socialiste [2], l’Europe moderne et l’OTAN sont des types d’acteurs identiques. Mais tout simplement, qu’ils sont perçus de manière similaire par la Russie : une puissance étatique ou militaire rivale avec qui elle partage des zones d’influence dans un système anarchique lockéen. Pour faire simple, il y a une méfiance réciproque qui implique le maintien d’une certaine distance, mais qui n’est pas assez forte pour empêcher des collaborations en tant que partenaires. Pour rappel, après l’union des deux Allemagnes, l’OTAN s’était engagée à ne pas s’étendre vers les anciennes républiques soviétiques. Mais aujourd’hui elle compte parmi ses membres les pays Baltes – l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie – mais aussi la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, etc. En bref, l’alliance compte aujourd’hui parmi ses membres des anciennes républiques soviétiques. Il faut aussi préciser que l’Ukraine avait déjà entamé un certain rapprochement avec l’OTAN en 2005. Aujourd’hui elle est considérée comme un de ses partenaires. En parallèle, l’Union Européenne a continué de s’étendre et à se rapprocher petit à petit de la Russie en intégrant dans sa structure d’anciennes républiques soviétiques. L’annulation, par Ianoukovytch, des accords concernant le rapprochement avec l’Europe a été, d’une part un signal fort envers les 27 Etats membres ; d’autre part l’élément déclencheur des manifestations qui ont, par la suite pris l’envergure d’une révolution. C’était quitte ou double. La chute du gouvernement Ianoukovytch et le redémarrage du processus de rapprochement avec l’Europe par l’Ukraine ont signifié pour la Russie qu’elle a perdu l’Ukraine. Mais c’était sans compter que le Kremlin avait d’autres cartes en main.

« Mais alors pourquoi la Crimée ? Une partie de la réponse s’avère être un autre point commun avec la Finlande.»

Mais alors pourquoi la Crimée ? Une partie de la réponse s’avère être un autre point commun avec la Finlande. Il s’agit de la possession de ports de haute importance stratégique pour la Russie. Du côté finlandais, c’était le port de Hanko dans la mer Baltique. C’était un point important pour le contrôle des routes commerciales, mais aussi pour surveiller et filtrer les entrées dans le Golfe de Finlande. Le contrôle de ce port pouvait empêcher toute forme de blocus naval qu’une autre puissance aurait pu mettre en place contre la Russie par le nord. Le contrôle de ce port était un enjeu aussi vital pour les Russes que le contrôle du port de Sébastopol en Crimée. D’ailleurs, l’importance du port de Sébastopol est telle, qu’il a continué à abriter la flotte russe de la mer Noire après que l’Ukraine est devenue indépendante à travers un système de bail et une série d’accords. Il s’agit d’un port qui dispose naturellement de baies profondes pouvant abriter des navires de guerre de fort tonnage [3]. C’est aussi un point d’accès important pour toutes les opérations russes dans la région mais aussi en Méditerranée. A titre d’exemple, il a été un point central lors du conflit russo-géorgien en 2008. Dans les deux cas, le contrôle des accès à la mer a sûrement joué un rôle dans l’intervention armée qui s’en est suivie ; la Guerre d’Hiver pour la Finlande et l’occupation de la Crimée pour l’Ukraine. En effet, peu de temps avant l’invasion russe, les finlandais avaient refusé de louer Hanko aux Soviétiques. Et suite aux événements de Maïdan et le départ de Ianoukovytch, il y avait très peu de garanties pour que le Kremlin voie son bail respecté ou renouvelé. La perte de ce port aurait fortement diminué la capacité d’action militaire russe dans la région et inversement, augmenté celle de l’OTAN. La puissance de la Russie dans la région en aurait été fortement entachée.

En bref, nous pouvons voir déjà quelques éléments contextuels communs se dégager. Il y en a d’autres bien sûr, mais ceux présentés dans cet article nous permettent de voir qu’il y a plus que la simple défense de minorités ou la volonté de conquête qui sont les moteurs de l’action. Les enjeux sous-jacents à cet événement se trouvent plutôt vers le maintien de sa sphère d’influence et le respect de zones tampons entre puissances qui continuent de nourrir une méfiance commune. Il s’agit d’un jeu ambivalent entre culture lockéenne et kantienne. Tant que Hobbes n’entre pas dans la partie, il ne devrait pas y avoir de trop grands soucis.

Dans le prochain article nous traiterons des similarités autour de l’action militaire engagée.

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