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10 questions à Pascal Sciarini sur l’initiative contre «l’immigration de masse»

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1. Professeur Sciarini, quelles ont été les motivations des électeurs à voter « oui »? 

    Il faut distinguer le problème objectif de la perception du problème. On a eu effectivement une assez forte augmentation de l’immigration en Suisse au cours des dernières années suite à la mise en œuvre de l’accord sur la libre circulation des personnes. C’est une réalité qu’on retrouve dans les statistiques. En plus, avec la crise dans les pays voisins, la Suisse a fait comme un appel d’air en attirant beaucoup de travailleurs.

    Ceci dit, je ne pense pas que la réalité du problème puisse tout expliquer. Il y a eu un amalgame qui a été fait par l’UDC pendant toute la campagne. D’abord on a imputé à l’immigration tous les problèmes : de logement, de bouchon sur les autoroutes, de chômage. En réalité, ces problèmes existaient bien avant et ce sont des problèmes de planification en Suisse. L’immigration a peut-être accentué les problèmes, mais elle ne les a pas crées. A force de répéter aux citoyens que ces problèmes étaient liés à l’immigration, ils ont effectivement pu le penser.

    Deuxièmement, on a mélangé tous les types d’immigrés dans le vote. Le vote portait sur des contingents pour l’ensemble de la population étrangère, mais ce qui était en jeu était la libre circulation des personnes de l’Union Européenne. On ne parle pas des africains ou des asiatiques et je ne suis pas sûr que les gens aient bien perçus la nuance.

    Troisièmement, les deux votes qu’on a eu en 2005 et 2009, lorsqu’on a étendu la libre circulation à d’autres pays de l’UE tels que la Bulgarie et la Roumanie, concernaient un principe. Ce qui est différent cette fois-ci, c’est qu’on a voté sur une expérience, après avoir fait l’expérience de la libre circulation. Voter sur une expérience et voter sur un principe, ce n’est pas pareil. De plus, j’ai l’impression qu’à différence de 2005 et 2009, le lien entre la votation et la mise en péril des accords de libre circulation n’a pas été compris par une partie de la population, on va d’ailleurs  essayer de le montrer avec les enquêtes VOX. Une partie des personnes qui ont voté oui ne se sont pas rendues compte des conséquences réelles de la fin des accords bilatéraux.

Une autre partie de l’électorat a voté pour donner un signal au Conseil Fédéral, en se disant « j’espère pas que ça ne va pas passer, mais je vote quand même oui parce qu’il faut donner une signal fort au Conseil Fédéral».

    Alors, si on conjugue ces quatre considérations et on ajoute les citoyens qui sont fondamentalement anti-ouverture, anti-Europe et anti-accords bilatéraux, on arrive au 50,3% du 9 février.

2. Vous avez dit qu’il y a une partie de l’électorat qui ne s’est pas rendue compte des conséquences réelles de ce vote. L’ex Conseiller d’Etat de Bâle, M. Rudolf Rechsteiner, a affirmé qu’il fallait revoter car selon lui les suisses n’avaient pas compris les conséquences de ce vote…

    On ne sait pas du tout quel est le pourcentage des citoyens qui n’ont pas bien compris les conséquences. Après la votation sur l’Espace Economique Européen en 1992 on parlait aussi de faire revoter, mais pour le faire, il faut relancer une initiative et qui va faire ça ? Le seul scénario qu’on pourrait imaginer c’est si de nombreuses enquêtes arrivaient à montrer qu’une grande partie de la population qui a voté « oui » en avait pas compris les conséquences. Ce cas de figure pourrait justifier une mise en œuvre de l’initiative assez généreuse, avec des quotas élevés, mais ça serait la seule possibilité…

3. Quels sont les principaux clivages qui sont ressortis de cette votation ?

    Personnellement je ne mettrais pas trop l’accent sur le clivage linguistique. Si on regarde la carte du vote, c’est vrai qu’on a tendance à dire que les romands ont voté contre l’initiative, et les suisses allemands et le Tessin pour. Mais si on regarde les chiffres, les différences de résultat ne sont pas si grandes que ça, beaucoup moins grandes qu’en 1992 où l’écart entre les régions linguistiques était de 30%.

    Le clivage le plus décisif – qui s’est renforcé au cours des dernières 20 années – est le clivage ville-campagne. Dans les villes on a eu une majorité de non, par contre dans les communes rurales une majorité de oui à l’initiative. L’immigration concerne principalement les villes et pas les zones rurales, et donc c’est les villes qui auraient dû voter oui à l’initiative. Paradoxalement on a eu exactement l’inverse, ce qui montre bien comment l’immigration n’était pas le seul thème en question. Il y avait derrières cette votations d’autres enjeux plus fondamentaux, des enjeux identitaires et culturels.

    Au delà de ce clivage, je suis persuadé qu’il y a eu une différence de vote selon le niveau d’éducation. J’imagine que les personnes avec un niveau d’éducation élevé ont refusé l’initiative.

4. Genève et le Tessin sont deux cantons de frontière, avec des réalités assez similaires, mais qui ont voté de manière opposé. Genève a refusé l’initiative à 60,7%, alors que le Tessin l’a acceptée à 68,2%. Pourquoi cette différence ?

    Dans les deux cantons il y a un mouvement populiste de droite anti-frontaliers, la Lega au Tessin et le MCG à Genève, donc il y a une sensibilité pour cette problématique. La différence c’est qu’au Tessin cette problématique a « contaminé » tous les partis (surtout par exemple les Verts Tessinois qui ont pris une position nettement différente de celle des Verts suisses), tandis qu’à Genève il y a que le MCG qui se bat pour ça. Deuxièmement, je crois qu’au Tessin il y a une perception du problème plus aiguë que le problème lui-même. On parle toujours du chômage, mais même si on a un taux de 8% ça reste un taux qui est tout à fait décent et faible par rapport aux autres pays européens.

5. La presse internationale a parlé de vote xénophobe et raciste. Parmi les motivations au « oui » il y a eu donc un côté « peur de l’étranger »…

    Oui, j’appelle ça un repli identitaire. Il y a une crainte face à l’ouverture internationale, la globalisation et l’intégration européenne. Vu le niveau de vie et la quasi-absence de problèmes économiques qu’on a en Suisse, je pense qu’il y a une peur de perdre tout ça. Une espèce de fantasme que si on ne ferme pas les frontières, ça va mettre en péril le modèle suisse.

6. Au niveau des conséquences, on peut dire que pour l’instant c’est le chaos…

Oui, c’est la grande incertitude. On entend maintenant des idées qui essayent de rendre compatibles les accords de libre circulation avec l’initiative. À priori j’ai beaucoup de peine à voir quelle solution on pourrait trouver parce que soit on respecte l’initiative et on établi des quotas assez stricts (et alors là c’est clairement incompatible avec la libre circulation des personnes et il faut dénoncer l’accord), soit on interprète généreusement l’initiative en fixant des quotas très élevés, mais on prend le risque que l’UDC s’estimera insatisfaite de la mise en œuvre. L’UDC peut donc contester l’application de la loi ou relancer une initiative plus précise comme elle l’a fait avec les criminels étrangers. En tout cas, la fenêtre des opportunités est très, très petite et à ce jour je ne vois pas vraiment d’issue.

7. Qui sont les acteurs qui vont être fondamentaux pour la mise en œuvre de cette initiative ?

On parle des Conseillers Fédéraux, des diplomates, mais paradoxalement on ne parle pas de Blocher. À mon avis, là on touche un problème de nature institutionnel. En Suisse ce ne sont pas les mêmes acteurs qui poussent à des décisions comme celles de l’initiative, et ceux qui assument ces décisions. L’UDC a fait son travail et pour le système politique suisse c’est maintenant à Berne de se débrouiller.

8. Est-ce que ce résultat va compter pour les votations fédérales de 2015 ?

Maintenant le thème de l’immigration est fixé dans l’agenda politique pour les prochains mois, et c’est exactement ce que l’UDC veut. L’UDC sait très bien que si elle peut occuper l’agenda médiatique avec ses propres thèmes, elle va gagner des votes de l’électorat.

9. Au niveau des conséquences pour l’Université de Genève, qui a 40% des étudiants et professeurs étrangers et reçoit environ 50 millions de francs de l’étranger. Est-ce qu’on pourra envisager une baisse du niveau académique ?

Pour l’instant on en sait rien, la crainte principale c’est que des « représailles » s’exercent via la non signature de l’accord sur la recherche Horizon 2020, qui garanti l’accès pour les universitaires suisses aux ressources européennes aux fonds, mais aussi à la direction des projets. Si ces accords devaient tomber faire da la recherche coutera plus cher que maintenant, de plus les universitaires suisses ne pourront pas diriger des projets. On a entendu que peut être un lien sera fait entre la libre circulation et les accords Erasmus d’échange d’étudiants… pour l’instant les scénarios sont un peu pessimistes. Enfin il y aura peut-être une baisse du nombre d’étudiants car les étudiants étrangers ne voudront plus venir ici parce que la Suisse sera moins attractive.

10. Blocher a dit que « les romands ont toujours eu une conscience nationale plus faible ». Au delà de sa provocation, est-ce que ce vote a mis en évidence une différente conception de l’identité suisse ?

Oui, on voit une différente conception de l’identité suisse, maintenant savoir laquelle est la plus patriotique que l’autre… En 1992 j’ai écris un article « Les opposants à l’EEE n’ont pas le monopole du patriotisme », où je défendais l’idée d’un oui patriote : dire oui à l’Espace Economique Européen ne voulait pas dire non à la Suisse. Blocher a que sa conception de la Suisse, qui n’est pas la mienne et n’est pas celle des romands en général, et il n’y a aucune raison pour que la sienne soit meilleure que la nôtre.

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