Daech recrute : quelle marge de manœuvre pour les pays occidentaux?

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Le 27 avril, Topo a eu l’opportunité de rencontrer la professeure Anne Speckhard, directrice de l’ICSVE, International Center for the Study of Violent Extremism. C’est avant sa conférence intitulée : « Women and terrorism : How do they become the bride of ISIS ? » que nous avons pu l’interviewer par l’intermédiaire de notre partenaire Foraus.

 

Zélie Gottraux et Julietta Acevedo : Dans quelques instants, vous allez donner une conférence sur les femmes et le terrorisme. Pourriez-vous nous expliquer en quelques mots le rôle joué par les femmes au sein d’ISIS ? Ont-elles des fonctions similaires à celles des hommes ?

Anne Speckhard : À vrai dire non, c’est assez différent. Les femmes ont surtout le rôle d’épouse et de mère pour aider à construire le soi-disant califat en fondant une famille et en soutenant leur mari au combat. Les femmes ne peuvent pas rejoindre le califat sans se marier : elles sont soumises à une grande pression. Il arrive souvent que des femmes soient mariées à plusieurs reprises, après le décès de leurs maris successifs. Le veuvage, qui est une pratique inscrite dans la loi islamique, est réduit à un temps très court au sein de Daech. Cela pose souvent problème…

Les femmes étrangères peuvent travailler dans la Hisba (police religieuse) et ont souvent des privilèges : elles peuvent notamment porter des armes, disposent d’une certaine autonomie et d’un pouvoir relatif puisqu’elle peuvent punir en cas de manquement à la loi religieuse appliquée par l’EI. Elles jouent également un rôle extrêmement important dans le recrutement via Internet.

 Z.G et J.A : Nous avons lu un article de Cristina Archetti sur le terrorisme et la communication. Dans sa conclusion, elle affirme qu’aucun message ne peut, par lui-même, neutraliser l’extrémisme violent : « Because any individual interprets incoming information according to a personal narrative that is rooted in one’s network of relationships at any given time, targeting extremists with the “right” message is, to put it bluntly, a waste of time»1 .

Que pensez-vous de cette opinion ? Un contre-discours est-il utile ou le considérez-vous comme une perte de temps ?

A.S. : Non, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une perte de temps. Il est vrai que nous interprétons les réalités et les informations que nous recevons en étant inscrits dans un réseau de relations, lesquelles sont extrêmement importantes. Certes, les informations traversent un filtre, mais cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas nous toucher.

Le message doit être soigneusement ficelé pour le public, être chargé d’une valeur émotionnelle pour être convainquant. Nous sommes justement en train de travailler sur un contre-discours issu des ex-combattants d’ISIS, et c’est donc précisément parce que ce discours vient de quelqu’un qui a été à l’intérieur qu’il peut avoir un impact sur les gens évoluant dans le réseau d’ISIS.

Z.G et J.A : Les gouvernements occidentaux ont-ils un contre-discours ? Si oui, est-il efficace ?

A.S : Un de mes amis aime dire que le contre-discours occidental est : « La vie est belle. » (rires). Il y a de la vérité là-dedans. Plus sérieusement, les recherches principales ont surtout été effectuées en Angleterre, mais il subsiste, malgré tout, des lacunes importantes dans ce domaine. Les contre-discours développés argumentent principalement sur une base logique. Ils avancent, par exemple, qu’il est indécent de tuer des civils. Cependant, ce genre d’argument ne peut avoir d’effet sur quelqu’un déjà émotionnellement engagé dans l’idéologie d’ISIS.

Z.G et J.A : Quelles sortes d’arguments pourraient alors être développés ?

A.S : Il existe toutes sortes de contre-discours que l’on pourrait développer. Je pense que les plus puissants sont ceux décrivant l’expérience de vie au sein d’ISIS, en utilisant des histoires de réfugiés ou de déserteurs par exemple. Nous avons interviewé une trentaine d’ex-combattants2, dont deux Occidentaux, ainsi que cinq familles dont l’enfant s’est engagé. Le témoignage des familles est important, car on a tous des parents, et savoir comment un départ affecte la famille peut remettre en question la décision de partir.

Le témoignage d’un déserteur a encore plus d’impact. C’est un argument puissant que d’écouter quelqu’un qui vient d’ISIS et qui en parle, si tu penses que c’est une personne qui dit la vérité et que le message n’a pas été fabriqué de toutes pièces.

Z.G et J.A : De manière plus générale, quel est le discours de Daech ? Quels sont les arguments qui poussent les jeunes à rallier le califat ?

A.S : Daech construit son discours sur celui d’Al-Qaida : le peuple islamique, la terre islamique, l’islam lui-même est attaqué. ISIS va plus loin : il a proclamé le califat et annonce la fin des temps3. Tout cela a une résonance auprès des gens qui se sentent insatisfaits de leur vie, perdus. Ça leur offre l’aventure, un but, de l’importance. En ce qui concerne les jeunes hommes, ISIS leur promet une femme, une esclave sexuelle, un travail s’ils sont sans emploi ; pour les femmes, un mode de vie traditionnel, une maison, potentiellement une voiture ou une piscine, des privilèges, une place dans la société.

Z.G et J.A : La perspective de se marier est-elle une motivation réelle ?

A.S : Absolument, surtout dans le monde arabe. En Tunisie par exemple, si tu n’as pas de travail, ni d’argent, personne ne va te laisser épouser sa fille. Des témoignages nous ont rapporté que la plupart des Tunisiens engagés dans les rangs d’ISIS sont à la recherche d’une femme. Le sexe est effectivement un motivateur puissant, surtout chez des jeunes hommes pour qui le mariage est la seule façon légitime d’avoir une vie sexuelle.

Z.G et J.A : Existe-t-il des méthodes, autres que le contre-discours, qui pourraient prévenir le départ de jeunes occidentaux pour le califat ?

A.S : Tout à fait ; le contre-discours est même une méthode plutôt faible. Il faudrait pouvoir régler certains problèmes de société, comme la marginalisation ou la discrimination de certains individus. Cette discrimination n’est pas seulement un sentiment ressenti par certaines personnes, elle est réelle. Les lois à son encontre doivent absolument être mises en application.

Il est aussi envisageable d’essayer de mieux gérer la violence au sein de la société. En effet, l’accoutumance à une violence quotidienne, ainsi que la banalisation de celle-ci, peut faciliter la perpétration d’actes violents par la suite.

Le démantèlement des réseaux terroristes est une mesure essentielle. Des personnes vulnérables ne prendraient pas part à des actes terroristes si elles n’étaient pas préalablement exposées à une idéologie terroriste. Si les recruteurs se trouvent en bas de chez toi, qu’ils te parlent, t’influencent et t’isolent de ta famille et de tes amis… C’est une force puissante.

Il serait également possible d’améliorer le contrôle sur le financement des mosquées, ainsi que de s’assurer que les religieux parlent la langue du pays.

Pour finir, il est envisageable de sensibiliser les enfants en bas âge aux grandes idéologies, y compris les idéologies violentes, et de les mettre en garde contre elles. Qui plus est, à cet âge, ils n’ont pas encore été influencés par un quelconque courant extrémiste, et il est encore possible d’utiliser un discours logique. L’argument logique ultime réside dans le fait qu’aucune cause ou idéologie ne justifie l’usage de la violence à l’encontre de civils et d’innocents.

 

Entretien et traduction de l’anglais par Julietta Acevedo et Zélie Gottraux

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