Menottes et fouet, avez-vous déjà testé l’état d’urgence ?

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On a récemment beaucoup entendu parler de ce terme, « état d’urgence », notamment en France à la suite des attentats de novembre 2015, sans vraiment savoir exactement de quoi il s’agit en pratique. En y réfléchissant, on se rend compte que cette notion a un coté de « déjà-vu ». Elle ne nous est pas totalement inconnue. Il nous semble l’avoir déjà entendue à la suite de «… après des heures entre les manifestants et la police… suite aux explosions… après le décès du président … le gouvernement a déclaré l’état d’urgence ». Mais concrètement c’est quoi l’état d’urgence ? Qu’est-ce que cela veut dire et qu’est-ce que cela implique ? Et en Suisse, ça existe ? Petit indice : cela concerne les droits fondamentaux. (Les menottes et le fouet viendront plus tard).

Pour l’explication détaillée nous allons nous baser sur le droit suisse et donc sur son texte fondateur : la Constitution fédérale. Cependant il est tout à fait possible de transférer cette analyse à n’importe quel pays, le système étant essentiellement le même (à quelques modalités près). Reprenons donc notre effeuillage du texte le plus central de l’État suisse : la Constitution. Pour rappel, ce texte super puissant a plusieurs rôles : il règle la séparation des pouvoirs, la répartition des tâches entre les cantons et la Confédération, et surtout il garantit à tous ses citoyens leurs droits fondamentaux. C’est ce dernier rôle qui nous intéresse ici.

Les droits fondamentaux sont extrêmement importants et centraux dans la vie de tous les citoyens, c’est-à-dire de vous et moi. Dans la Constitution, chaque liberté est énoncée l’une après l’autre 27 articles durant. Se côtoient : la liberté d’opinion et d’information, la liberté économique, le droit à un enseignement de base, le droit à la dignité humaine et la liberté de conscience et de croyance, entre autres.

Lire cette liste de libertés garanties en Suisse de l’article 7 à l’article 35 rend franchement heureux. On se dit que oui, on a quand même beaucoup de chance de vivre dans un pays où tout cela nous est assuré.

C’est jusqu’à ce qu’on arrive à l’article 36 qui suit cet inventaire euphorisant : « Restriction des droits fondamentaux » !

« Non, malheur ! » vous dites-vous ! « On s’est encore fait pigeonné par le système et par ces juristes à l’esprit tortueux ! » … Pas si vite mes petits pinçons. La restriction des droits fondamentaux est quelque chose de tout à fait respectable, car totalement contrôlé et encadré. C’est le compromis social par excellence pour le bien vivre ensemble. En effet, sur 8 millions d’habitants en Suisse, il y a au moins autant (voire plus, si on compte les bipolaires) de visions différentes de, par exemple, « la liberté personnelle » garantie à l’article 10. En effet, pour certains la liberté personnelle peut prendre la forme de se balader jour et nuit dans le plus simple appareil, ce qui peut heurter la liberté personnelle d’autres de ne pas avoir forcément envie de voir passer des derrières blanchâtres sous leurs fenêtres à longueur de journée.

La Constitution a donc trouvé via l’article 36 la solution sous la forme d’un merveilleux compromis suisse. Les droits fondamentaux sont garantis, mais peuvent être restreints à des conditions bien précises et réfléchies.

Premièrement, il doit y avoir une base légale, une loi, qui permette de restreindre le droit. Si cette restriction est prévue dans une loi, cela veut dire que ce sont les parlementaires élus par nous-même qui ont rédigé cette dite loi (importance donc de voter pour des gens qui représentent nos idées). De plus, si une loi est en vigueur et donc appliquée cela veut dire que le peuple a donné son accord via le système du référendum facultatif. Piqûre de rappel concernant le référendum facultatif : si 50’000 signatures sont récoltées en 6 mois lorsqu’une loi est créée ou modifiée, celle-ci passe en votation d’où l’importance de la voix du peuple en Suisse.

Voici un exemple d’une loi qui restreint considérablement la liberté de mouvement garantie à l’article 10 : le Code pénal ! En effet, celui-ci définit un à un et dans le plus grand détail les comportements qui risquent de vous faire vous retrouver illico-presto derrière les barreaux, c’est-à-dire plutôt limité dans vos possibilités de vous mouvoir comme bon vous semble.

Deuxièmement, toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui. Il faut donc voir si notre droit fondamental « peut » ou « va » heurter le droit fondamental de quelqu’un d’autre ou de la communauté en général. Exemple : Donald T., un amateur d’armes à feu, veut utiliser sa liberté personnelle et sa garantie de propriété pour détenir ses précieux néanmoins dangereux jouets. Cependant, il est dans l’intérêt de tous que cette détention d’armes soit encadrée et que son accès soit retreint. En effet, il paraît légitime pour chacun de pouvoir rentrer de la Migros sans avoir le risque de se faire tirer dessus. Monsieur T. pourra donc obtenir ses babioles suite à une procédure administrative stricte et les utiliser uniquement dans un lieu et à un moment définis : un stand de tir par exemple.

Comme on peut l’apercevoir avec cet exemple sur les armes à feu : la notion d’intérêt public est une notion très culturelle qui varie en fonction des pays, des sensibilités et des époques. Si notre ami des armes Donald T. se prenait un jour d’envie de devenir président (à tout hasard), la notion d’intérêt public pourrait se voir renverser et la manière de le sauvegarder bouleversée. Ce qui pouvait paraître comme une évidence d’un intérêt public il y a encore quelques années peut nous sembler aujourd’hui totalement désuet et vice versa.

Troisièmement, chaque restriction de nos chers droits fondamentaux doit être proportionnée ! C’est une notion qui doit s’appliquer au cas par cas. Donnons un exemple : si pour sauvegarder l’ordre et la tranquillité publique on souhaite limiter le droit d’un manifestant d’exprimer et de répandre librement son opinion, il ne serait pas très proportionné d’envoyer le malheureux dans un camp de détention au fin fond d’Obwald ou des Grisons ! Une solution proportionnée serait de soumettre sa manifestation à une autorisation administrative pour un endroit et un moment définis et opportuns. Cette mesure réduirait donc effectivement son droit, mais cela semble raisonnablement exigible : le manifestant pourra user de sa liberté et d’un autre coté, la sécurité et la tranquillité publiques si chères à notre pays seront assurées.  La vertu se trouve dans le milieu : dans le juste équilibre entre deux vices, disait Aristote.

J’en arrive à la dernière condition : celle de ne  pas vider le droit fondamental de sa substance. L’essence de chaque droit fondamental est donc inviolable. L’État ne peut donc pas garantir la liberté de croyance pour tous dans sa Constitution, et en même temps interdire dans sa loi tous les lieux de culte, interdire tous rassemblements religieux, et mettre en prison les personnes qui pratiquent leur croyance à l’intérieur même de leur domicile. Situation avérée dans encore de nombreux pays.

Ce système de sauvegarde des droits fondamentaux est donc, en Suisse, très abouti et nous protège assez efficacement contre les ingérences de l’État dans notre vie privée

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Arrivent alors les menottes et le fouet : l’état d’urgence entre en scène. C’est à l’article 185 sous l’appellation « sécurité intérieure et extérieure », assez silencieusement et sans grand panneau lumineux, que l’état d’urgence déploie tout son effet. Il explique simplement et tranquillement que le Conseil fédéral peut s’appuyer directement sur cet article de la Constitution pour édicter des ordonnances et prendre des décisions, en vue de parer à des « troubles existants ou imminents menaçant gravement l’ordre public, la sécurité extérieure ou la sécurité intérieure ». C’est à dire, mettre totalement à la poubelle le système complexe et contraignant qui permet à l’État de restreindre nos droits fondamentaux !

Pour protéger le pays de toute menace extérieure ou intérieure, le pouvoir exécutif, le Conseil fédéral en Suisse, peut prendre à peu près n’importe quelle décision qui sera directement applicable. Plus besoin de lois longuement débattues au parlement et acceptées par le peuple, pour par exemple restreindre la liberté de mouvement de chacun. Des espèces de « décrets » peuvent imposer directement un comportement donné à des groupes de personnes délimités ou à toute la population. Par exemple, nos garanties procédurales et pénales concernant la privation de liberté, qui empêchent que l’on soit mis en prison sans un procès équitable, pourraient être totalement anéanties. Cela pourrait entrainer de nombreuses détentions non fondées sur le droit, mais sur la simple envie d’un gouvernement via une décision de celui-ci. La police pourrait faire des perquisitions administratives sans aucune décision préalable d’un tribunal mais uniquement basées sur des suspicions, des informations non vérifiées, ou simplement une appartenance ethnique ou religieuse. Menottes obligatoires qu’il vous en plaise ou non !

Ce mécanisme est en place dans tous les États dans le but premier de sauvegarder l’État lui-même. C’est une prérogative de sa souveraineté, un corolaire de son existence : sa manière de se sauvegarder lui-même. L’État veut être paré à riposter et cela explique la mesure, bien que très extrême et incisive : quand on l’attaque, l’empire contre-attaque.

De plus, en cas de situation de crise ou de guerre, il semblerait déplacé de se retrouver coincé et ne pas pouvoir agir à cause de questions légales ou procédurales. Si une bombe explose à Cornavin, c’est immédiatement qu’il faut réagir. Nous avons pu voir récemment en Europe la nécessité concrète de ce genre de mesure. C’est justement l’urgence de la situation qui exige ce type de réaction. Cependant, pour être urgente la menace se doit d’être imminente et imprévisible. Est-il encore légitime de clamer l’état d’urgence des mois après les évènements en question ?

La Constitution elle-même limite de manière temporelle le très grand pouvoir qu’est l’état d’urgence. On ne peut donc pas être indéfiniment en état d’urgence, ce qui serait un oxymore, une contradiction inhérente à lui-même. Il y a pourtant une petite subtilité qui a toute son importance : il n’est pas interdit de renouveler l’état d’urgence et cela sans limite… C’est ce qui se passe pour le moment chez nos voisins : l’état d’urgence a été déclaré au départ pour quelques jours, puis quelques semaines, puis quelques mois…

La question se pose : où est la limite entre sauvegarder la sécurité des citoyens et piétiner leurs droits fondamentaux garantis par l’État de droit ?

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