Arrêtons de croître en rond…et décroissons dans tous les sens !

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Dans ce monde aux ressources limitées et épuisables, la décroissance pourrait constituer un objectif idéal, une nécessité bien concrète, plutôt que le caractère utopique qu’on lui prête très (trop) souvent. Force est toutefois de rappeler que si le terme de « décroissance » peut apparaître brutal, ses partisans reconnaissent volontiers le caractère délibérément provocateur, qui appelle véritablement à une profonde remise en question de nos modes de production et de consommation. En effet, l’essence du système capitaliste est ressourcivore alors que ces dernières sont restreintes, et l’accumulation de capital par les un·e·s – intrinsèque à ce modèle économique – ne se fait qu’au détriment  des autres (injustice sociale) et de la nature (dégradation environnementale).

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Modèle alternatif, la décroissance s’inscrit pertinemment dans un contexte de surconsommation, qui ne prévaut de loin pas sur tout le globe. Si la décroissance peut donc préoccuper les pays industriels, responsables de l’urgence de la question environnementale, qu’en est-il des pays qui ont eu à subir l’impact des pollueurs ?
En effet, la conclusion générale qui émerge du débat des années 70 est que cette croissance se heurtera à des limites, tôt ou tard et quel que soit le scénario. Toutefois, plusieurs de ces pays dits « en voie de développement » se positionnent sur la pollution en la renvoyant à un problème de riches due à leur surconsommation. La gravité de la situation ne devrait donc pas les concerner et se développer de même façon que les pays industrialisés – en surconsommant – leur reviendrait de plein droit. En effet, après avoir colonisé, pollué, surconsommé, surexploité, déforesté, la position des pays industrialisés paraîtrait non seulement hypocrite mais surtout abusive en voulant imposer un modèle décroissant. Cette position se retrouve par exemple lors du Sommet de la Terre à Stockholm en 1972, où le doigt est pointé sur le sous-développement des pays pour expliquer l’origine des problèmes environnementaux (proclamation n°4 de la Déclaration finale de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement). En faisant ainsi, les pays dit « sous-développés » sont alors dénoncés comme étant les principaux coupables. La solution proposée à ce prétendu fléau de sous-développement n’est autre que le remède de la croissance. Autres exemples, la protection des forêts tropicales et des espèces menacées nécessite d’exiger l’arrêt de la déforestation, dans un contexte international compétitif où la culture et l’exportation constituent un revenu subséquent pour ces pays dits en voie de développement. De même, les multiples accusations faites à la Chine quant à sa pollution semblent bien mal venues de la part de pays qui ont bâti leur richesse actuelle et leur dictat de ce qu’est le développement en polluant à un rythme effréné (cf. révolution industrielle).

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Parallèlement, la solution de certains opposants au néocolonialisme de ne pas « imposer ou suggérer au Sud le modèle de développement que nous avons expérimenté depuis quelques décennies » rencontre le problème de l’intériorisation et de l’assimilation du discours de croissance développementaliste et productiviste par les gouvernements des pays non-industrialisés. En effet, le génie de ce modèle est que la majorité y croit et y adhère. Si de nombreux pays refusent désormais ce lien de dépendance théorisé par Emmanuel Arghiri (Thèse de l’échange inégal), Raul Prebisch (au sein de la CEPAL) ou Samir Amin, ils revendiquent toutefois le même but de croissance, qui devient finalement un objectif in se et non un moyen de parvenir à une fin – d’où l’image de croître en rond. Les pays industrialisés ont vanté leur modèle tant et si bien qu’il a fini par faire foi; venir ensuite en conseiller l’abandon est une position somme toute délicate. Faut-il donc exclure les désignés Tiers-Mondes du projet de décroissance (bien que le terme ne soit pas le plus judicieux pour ces pays qui n’ont pas encore connu la consommation de masse) ? Selon Jacques Guy, qui reprend l’argumentaire d’Hervé René Martin, il serait dans l’intérêt propre des pays non industrialisés de jouer la carte de la décroissance. En effet, l’augmentation du PIB dans ces sociétés serait synonyme de destruction de la nature, d’aliénation des hommes, de démantèlement des systèmes de solidarité, d’oubli des savoir-faire ancestraux ; d’où l’alternative de décroître qui signifierait conserver et préserver leur patrimoine ainsi que renouer avec les formes précoloniales de modes de consommation (agriculture vivrière, artisanat et petit commerce). La rupture de la dépendance entre ces pays dit sous-développés et les pays dits développés ne devrait donc pas uniquement s’exercer à un niveau économique mais – et peut être plus important encore – à un niveau culturel. Serge Latouche invite précisément à démystifier les bienfaits de la croissance et sortir de cette idée dans laquelle les pays non industrialisés en seraient privés. De plus, Jacques Guy souligne l’aberration relevée par Ivan Illich d’exporter le modèle de croissance au « Sud », en montrant que cela n’a servi qu’à moderniser la pauvreté, et non à projeter ces sociétés dans un développement inouï selon les promesses de certaines institutions telles que le FMI (plans d’ajustements structurels, APE). Enfin, Serge Latouche rappelle que le projet de décroissance est ancré à l’origine au Sud, plus particulièrement en Afrique, où a émergé le projet d’une société autonome suite aux critiques autour du développement et de la croissance prôné par le « Nord ». Ce n’est donc pas dans l’idée de décroître leur consommation ou leur emprunte écologique (qui est déjà faible) que s’inscrirait le projet de décroissance pour ces pays, mais plutôt dans le « désenveloppement »  – comme le dit l’auteur pour exprimer la délivrance « des obstacles mis sur leur chemin pour se réaliser autrement ». Cette décroissance idoine aux pays non industrialisés passerait donc par le refus du modèle de développement basé sur une incitation à la consommation que le monde capitaliste tente d’imposer urbi et orbi, et qui serait de toute façon insoutenable pour la planète et ses espèces. Les Tiers-Mondes, les pays sous-développés –  peu importe le nom qui leur est attribué – ont donc bien un lien avec le projet de décroissance, seulement il ne répond pas aux mêmes nécessités que les pays industrialisés.

Il est donc intéressant de voir que si le discours de la décroissance parvient à émerger sur la scène politique, c’est non seulement parce qu’il est relayé et véhiculé par la société civile, mais aussi parce que le modèle de croissance se voit remis en cause par des évènements concrets telles que des catastrophes écologiques, le creusement des inégalités, l’affirmation de pays non-alignés prônant un développement différent (notamment les pays du BRICS, la Corée du Sud).
Déjà avant 1970, des personnalités se sont exprimées sur la finitude de notre monde. Roosevelet en 1908 à la Haye interrogeait sur ce qui arriverait « quand nos forêts ne seront plus, quand le charbon, le fer le pétrole et seront épuisés ». Précurseur de Roosevelt, Sitting Bull – chef de tribu des Sioux vers la fin du 19e siècle – est célèbre pour cette citation « lorsque la dernière goutte d’eau sera polluée, le dernier animal chassé et le dernier arbre coupé, l’homme blanc comprendra que l’argent ne se mange pas. »

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Ces voix se sont élevées, mais d’autres les ont supplanté, comme celle de Truman qui a inauguré l’ère du développement dans son discours de 1949. Bien qu’il semble parfois que le monde actuel batte toujours au rythme de 1945, les pilotis sur lesquelles tiennent fragilement nos sociétés industrialisées accusent une désuétude qui transparaît au travers des nouveaux outils qu’inventent les divers·e·s acteurs·trices mondial·e·s insatisfait·e·s et frustré·e·s des anciennes méthodes qui ont pu prévaloir à une époque dépassée. Le consensus de Pékin, par exemple, vient offrir une alternative au consensus de Washington et à la vision unique du développement qu’il offrait jusqu’alors. La Banque asiatique d’investissement dans les Infrastructures créée par la République populaire de Chine, et qui compte déjà 57 pays, vient elle aussi contrebalancer les institutions phares du système capitaliste (FMI, Banque Mondiale). A un niveau micro s’organisent également des solutions locales pour répondre aux nouveaux besoins et urgences contemporains ; c’est le cas par exemple de la Banque Palmas créée en 1998 dans un quartier du Nord du Brésil et proposant une monnaie complémentaire à celle nationale, le Palmas, qui aide à ce que ses habitants ne soient pas pris au piège d’une pauvreté structurelle. Par ailleurs, il s’opère un renouvellement au sein-même de ces institutions ancrées dans un contexte historique passé, à l’instar de la PNUE qui soulignait dans son rapport de 2007 : « L’une des plus rudes leçons qu’enseigne le changement climatique, c’est que le modèle économique de la croissance et la consommation effrénée des nations riches sont écologiquement insoutenables.»
Au final, ce n’est pas la décroissance à tout prix et comme seul dénouement possible à la crise de nos sociétés qu’invitent les « décroissantistes », mais plutôt à la réflexion de tou·te·s sur nos modes de vie et à la construction, le développement, de nouveaux outils en adéquation avec un objectif délibéré de justice sociale et environnementale.

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