Arrêtons de croître en rond !

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Suite à plus de deux siècles d’industrialisation croissante, le bilan environnemental et social du système économique capitaliste mérite réflexion. Après la multiplication de l’aide au développement et les « Objectifs du Millénaire pour le Développement », la prospérité espérée laisse place à la désillusion face à l’absence de résultats. En effet, ces pays ne connaissent pas le décollage de la croissance tant attendu, mais font face au chômage et au sous-emploi, à un accroissement de la pauvreté, et restent dépendants de la production manufacturière vis-à-vis des pays industrialisés. Émergent – ré-émergent – alors des critiques de ce système, dont le mouvement de la décroissance, qui remet en cause la théorie de la croissance, à savoir « l’augmentation tendancielle de la production par tête, qui entraîne sur une longue période une multiplication du volume de biens et de services disponibles en moyenne pour un habitant d’un pays ». Pourtant, dans un monde aux ressources finies, la course à une croissance infinie semble le seul discours ressassé et défendu par les gouvernements. Il est donc pertinent de s’intéresser à l’articulation et l’évolution de ce modèle de décroissance dans un contexte si peu propice à son éclosion.

 il ne suffit pas de ralentir la locomotive, de freiner ou même de stopper, il faut descendre et prendre un autre train dans la direction opposée

La croissance, qu’est-ce que c’est ?
D’abord, pour comprendre la décroissance, il faut expliquer l’histoire de la croissance. Elle connaît un essor incomparable dans les années 1760, début de la révolution industrielle en Grande-Bretagne, et plus encore durant les années charbonnières qui suivirent, et pendant lesquelles s’opéra un tournant aussi bien technique que psychologique dans l’histoire de l’humanité. C’est effectivement à ce moment qu’Agnès Sinaï – journaliste indépendante et auteure –  situe « la genèse des sociétés de croissance », où le modèle productiviste devient une référence quasi-sacrée. Si l’on désigne aujourd’hui sous le terme d’anthropocène « les conséquences des activités humaines sur la planète », il serait finalement plus correct de parler « d’anglocène », comme le propose l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, où la responsabilité de notre ère chaotique incombe bien plus aux surconsommateurs qu’à l’anthropos, i.e. l’être humain en général, donc chacun et chacune en ce monde. Par exemple, un américain du Nord consomme en moyenne 32 fois plus qu’un Kenyan, « son empreinte écologique est 32 fois supérieure à celle d’un Éthiopien et sans les États-Unis et l’Europe, qui ont émis les des deux tiers des gaz à effet de serre d’origine humaine, il n’y aurait pas encore de réchauffement significatif ». Si déjà à cette époque de la révolution industrielle se constituent des critiques quant à ce nouveau mode d’organisation et de dynamique des sociétés, c’est dans les années septante que ce discours, relayé par les gouvernements, trouvera vraiment écho. Plusieurs penseuses de la décroissance s’expriment alors, dont Ivan Illich qui critique dans son ouvrage « La convivialité » cette société industrielle, et contredit le culte de la croissance économique indéfinie en raison des menaces environnementales qu’elle engendre ainsi qu’une forme de servitude des individus. Pour lui, il faut se libérer des impératifs productivistes et penser une société « d’après-développement », désignant une ère historique en rupture avec le développement et le monde capitaliste actuel.

Et la décroissance… ?

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Si l’on a maintenant brièvement évoqué la croissance, il faut alors parler du terme de décroissance. C’est à Serge Latouche – économiste et professeur français – que l’on doit cette explication imagée du concept : « il ne suffit pas de ralentir la locomotive, de freiner ou même de stopper, il faut descendre et prendre un autre train dans la direction opposée. » On comprend dans cette définition les réticences que ce mouvement peut avoir à l’encontre du développement durable ou même de la croissance zéro, concepts qui seront particulièrement mis en avant lors du Sommet de Stockholm.

C’est en 1972 que se réuniront 113 états, dans le but d’échanger sur les questions environnementales, ce qui aboutira à une déclaration de 26 principes ainsi qu’un grand plan d’action pour lutter contre la pollution. Symboliquement, c’est le premier Sommet de la Terre, c’est la reprise du discours écologique par les gouvernements, l’internationalisation de la question formellement transposée au sein de l’ONU et même déléguée à des organes ad hoc (PNUE, PNUD). À Stockholm, il est surtout question d’un « éco-développement », formule plus tard labellisée en tant que « développement durable ». Ici, l’accent est mis sur la cohabitation du système économique et de l’environnement ou, sur comment développer des sociétés prospères (grossièrement dit, les « pays du Sud » et avec la mesure du PIB comme référence absolue de croissance) tout en conservant un environnement durable pour les générations futures. Les solutions consistent donc en la préservation, la conservation des ressources tout en développant les pays dits « sous-développés ». Aucune remise en question de la croissance économique n’est à l’ordre du jour.
En même temps, paraît pourtant le rapport Meadows commandé par le club de Rome qui rappelle au travers de démonstrations mathématiques la finitude de notre monde. Le livre rencontre de nombreuses critiques, notamment celle de sous-estimer le progrès technologique. Au sortir des Trente Glorieuses, arrêter la croissance semble absurde aux yeux des gouvernements. D’autant plus qu’en 1972, l’écodéveloppement incarne déjà une nouveauté. Pourtant, il semble intrinsèquement contradictoire de vouloir concilier conjointement « une expansion quantitative et une préservation qualitative. » La citation d’un groupe d’industriels étatsuniens illustre bien l’objectif politique oxymoreux de la Conférence de Stockholm : « nous voulons que survivent à la fois la couche d’ozone et l’industrie américaine ». C’est cette incohérence que rejette le mouvement de décroissance et qu’exprimait Serge Latouche dans la métaphore du train où, lorsque l’on s’est embarqué pour Turin et que l’on se retrouve dans le train de Naples, ralentir, freiner ou stopper ne suffit pas. En effet, le développement durable vise uniquement la modération de tendances qu’il ne remet pas en cause, alors que pour Latouche, il faudrait carrément sortir du développement.

Ce n’est donc pas simplement une halte à la croissance qui est nécessaire, ou une croissance zéro, mais un retour à une « décroissance conviviale », dans une idée analogue à celle d’Ivan Illich, où la mesure, la sobriété ne sont pas contraignantes mais délibérément choisies par l’individu – d’où le terme de simplicité volontaire. Gandhi y adhérait déjà lorsqu’il disait « vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre. » Car la croissance semble être un optimum de Pareto, elle ne peut qu’être augmentée pour certain·e·s au détriment de celle des autres. Souhaiter, en plus de la croissance des pays industrialisés, celle des pays qui ne le sont pas est donc un objectif non seulement inatteignable (au sens de non soutenable pour la planète, d’où le non-sens du terme anglais sustainable developpment) mais en plus, à mon avis, aberrant.

Une solution pour tou·te·s ?
Si le mouvement de la décroissance trouve difficilement écho sur la scène politique intergouvernementale, il en va autrement sur la scène internationale – à comprendre, les relations entre les nations, entre les individus. Les années 70 sont véritablement empruntes d’un contexte de contre-culture suite à Mai 68 et d’une affirmation du mouvement des non-alignés au sein des pays du Sud, notamment avec la crise pétrolière provoquée par l’OPEP qui vient chambouler le mythe de la croissance illimitée. Dans cet état embryonnaire de grandes premières inquiétudes face à l’idée de progrès continu, la critique de la croissance s’épanouit. De nombreux·ses scientifiques, intellectuel·le·s, écologistes, mettent en garde contre les dangers de cette société où la consommation massive (les Trente Glorieuses) comme modèle phare implique une croissance illimitée dans un monde limité. De nombreux ouvrages paraissent ainsi à ce moment.
Alors que la décroissance prend son sens et son essor dans les esprits, il est intéressant de questionner l’universalité du concept : la décroissance pour tou·te·s est-elle réalisable, souhaitable ? Cette situation d’urgence environnementale actuelle étant attribuée, comme mentionné en début d’article, principalement aux pays industriels, qu’en est-il des pays qui n’ont pas connu la croissance, maintenus en situation de dépendance par ces mêmes pays pollueurs ? Est-ce réellement légitime de proposer un même régime à des pays aux bilans pourtant différents ?
To be continued… / C’est ce que nous verrons dans le prochain article.

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