3 milliards : les faux « faux calculs » de la Confédération

Avatar de Webmaster de Topolitique

1 milliard représente 1’000 millions. Là où dépenser 1 million signifie dépenser 1’000 CHF par jour pendant mille jours, dépenser 1 milliard prendrait, au même rythme, 2’740 ans. Le 13 février 2019, c’est un excédent de 3 milliards qu’annonçait le Département des finances de la Confédération, chapeauté par Ueli Maurer. Face à de tels chiffres, certains se sont réjouis, d’autres se sont scandalisés. La discussion s’est surtout concentrée sur le fait de savoir si de telles économies étaient bénéfiques pour la Suisse, ou si l’Etat manquait de sérieux dans la gestion de ses comptes. Alors que l’actuel président de la Confédération s’est dit « plus fier de présenter un excédent de 3 milliards qu’un déficit de 3 milliards »1, certains politiciens à gauche dénoncent une gestion partisane des budgets. Selon Mattea Meyer, par exemple, les recettes seraient systématiquement envisagées de manière trop pessimiste, afin de justifier de lourdes restrictions sur les dépenses, et notamment dans des secteurs sociaux, où l’argent qui n’est pas utilisé en faveur de la population mène finalement à des économies démesurées2.

Aucune théorie du complot, cependant, derrière ces prévisions trop pessimistes ; aucun plan caché, censé faire passer plus facilement des coupes budgétaires trop importantes. Tout est en réalité écrit noir sur blanc dans les documents de la Confédération : la raison de l’excédent s’appelle le frein à l’endettement. Car contrairement à ce que beaucoup de médias ont relayé, les supposées « erreurs » de calcul de la Confédération ne sont en réalité pas des erreurs, mais le résultat d’une politique économique précise, suivie depuis 2001.

La dette

Car ce dont presque personne n’a parlé au lendemain de l’annonce des 3 milliards, c’est la destination de ces économies, ce que le gouvernement allait en faire. Sur ce point, Mattea Meyer a raison : cet argent n’est certainement pas réinvesti dans le social, ni dans aucune autre sphère de la société, puisqu’il servira à combler la dette publique. C’est là tout l’enjeu du frein à l’endettement, une mesure prise pour enrayer l’augmentation, entre les années 1990 et 2000, de la dette publique, celle-ci passant en effet de 36% du PIB en 1990 à 51% en 2000. Elle se situe aujourd’hui un peu au-dessous de 15 pourcent3, alors que les dettes publiques gravitent en général aux environs de 90% du PIB, sauf dans quelques cas comme la Chine ou l’Iran, meilleurs élèves que la Suisse4. Ainsi, entre les années 2000 et aujourd’hui, la Confédération a enregistré systématiquement d’importants excédents lors du bouclement de ses comptes : 7 milliards en 2008, 4 milliards en 2007, 2 milliards en 2015. En réalité, assez de milliards pour « remplir les exigences du frein à l’endettement », comme l’exprime le Département des finances, et comme cela est annoncé chaque année, mais sans en dire la cause, par son responsable5. Car, en effet, lorsque Maurer annonce, pour justifier ces économies, que « le ciel s’assombrit », ou que les politiciens et les médias se disent choqués par ces excédents, il ne faut pas oublier que le peuple suisse a voté le frein à l’endettement en 2001, à une majorité de 84,7%. 3 milliards d’économie par année ne devraient donc surprendre personne, et ils ne proviennent pas de faux calculs, mais ils sont plutôt les conséquences logiques d’un choix citoyen précis.

Mais, dans ce cas, pourquoi la Confédération se sent-elle obligée de publier un communiqué expliquant que l’évaluation des budgets est en réalité très compliquée, et que des différences entre les recettes escomptées et les comptes finaux sont très fréquentes, en reprenant le lexique de « l’erreur de calcul » des médias6 ? Pourquoi ne rappelle-t-elle pas tout simplement le frein à l’endettement ?

L’économie comme projet social et politique

En laissant systématiquement dans l’ombre le frein à l’endettement, la Confédération met en même temps en lumière son absence de politique économique. Car cet outil, censé combler la dette publique, semble en effet n’avoir aucun but, ni aucune fin. Désire-t-on ramener la dette à 0% ? A 10% ? Et surtout, pourquoi désire-t-on la combler ? La plupart des spécialistes de la dette expliquent ainsi que « l’objectif unique de la réduction de la dette publique ne peut (…) faire, à lui seul, une politique économique »7, contrairement à un investissement réel dans la formation, les soins et la santé, ou l’environnement. Le Fonds Monétaire International avertit ainsi que diminuer la dette à tout prix est bien moins bénéfique que l’investissement dans l’économie réelle, « y compris [dans] l’éducation, ce qui peut avoir des implications pour la croissance à long terme et la compétitivité »8.

Dans ces conditions, pourquoi l’Etat préfère-t-il rembourser sa dette publique plutôt que de réinjecter l’argent dans l’économie réelle, par exemple en aidant financièrement plus d’étudiant.e.s (ce qui éviterait d’augmenter les frais d’écolage, pratique de plus en plus récurrente), ou en diminuant les impôts ? Peut-être pense-t-il que la réduction de la dette bénéficie à sa population de manière indirecte, mais fondamentale, en rendant la Suisse plus attractive, car, moins endettée, elle serait plus sûre. Or, la Suisse se tient déjà comme l’un des pays les plus sûrs du monde, à tel point que sa dette elle-même est en réalité une des plus rentables. Car la dette publique peut être achetée et marchandisée, et elle est d’autant plus demandée qu’elle est émise par un Etat qui possède une plus grande stabilité politique. La dette publique est, de manière générale, une bonne affaire sur les marchés, où elle constitue une valeur sûre : l’Etat peut toujours lever plus ou moins d’impôt, et se trouve donc rarement mis en défaut de paiement9. Le FMI recommande ainsi même à la Suisse d’augmenter le niveau de sa dette publique afin de pouvoir en vendre plus.

D’où vient, dès lors, l’obsession de l’Etat pour la réduction de la dette ?

Et surtout, qui décide qu’il s’agit bien là de la meilleure chose à faire, d’un point de vue politique d’abord, et même d’un point de vue économique ? La gestion de la dette semble en effet loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes.

Il est ainsi possible de dire que nous ne voulons pas, pour certaines raisons partisanes, allouer plus de budget à tel domaine de la société, que nous ne voulons pas créer plus de logements, mieux rémunérer les infirmières et les infirmiers, ou construire plus de crèches. Mais il est faux, objectivement faux, de dire que nous manquons des moyens pour le faire. Si nous avons réussi à lever, en cinq ans, plusieurs dizaines de milliards, que nous avons dépensés en pure perte, c’est que nous avons décidé de ne pas investir dans la culture, l’éducation ou la santé. Quels intérêts personnels ont défini ces choix ? Quelle politique suivons-nous en définitive ? Nos gouvernants le savent-ils eux-mêmes, ou se laissent-ils simplement porter par l’apparente objectivité d’une économie qui se rêve apolitique ?

Tagged in :

Avatar de Webmaster de Topolitique

Laisser un commentaire