Techno ou simple émission de rythmes répétitifs ?

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La techno est aujourd’hui en pleine explosion. Tout au long de l’année, cette musique résonne à Genève, autant dans les clubs tels que l’Usine, la Gravière, le Motel Campo ou le Weetamix, qu’en raves situées dans des usines désaffectées, en forêt ou d’autres lieux insolites. Bien qu’elle occupe une place importante dans la vie nocturne genevoise, la techno est encore trop souvent affiliée à la drogue et qualifiée de simple « boom, boom ». Pourtant, en s’intéressant à son essor vers la fin des années 80, nous pouvons nous rendre compte que ce style musical est né dans des contextes sociaux et politiques difficiles et est devenu un symbole de liberté. De Detroit à Berlin en passant par l’Angleterre ou même l’Iran, son histoire se répète.

« Que ce soient les jeunes de Detroit délaissés par le capitalisme, les jeunes britanniques ne se reconnaissant plus dans le thatchérisme, ou encore les jeunes berlinois séparés à leur insu par deux idéologies : tous rêvent de liberté dans les soirées techno »

Voyage 

Nous sommes vers la fin des années 80, la ville de Detroit – ancienne figure du capitalisme et du libéralisme américain – est délaissée, abandonnée, délabrée. Pourtant, durant la période d’après-guerre, personne n’aurait pu prédire un tel destin. L’entreprise Ford avait permis à Detroit d’atteindre le rang de 4ème ville des Etats-Unis. Les emplois de l’industrie automobile avaient attiré une main d’œuvre issue de tous les Etats américains, provoquant alors une explosion démographique et une forte croissance économique. Sa relation intime avec l’automobile lui donna le nom de « Motor city » ou « Motown ». Cependant, bien que dotée d’un passé glorieux, la crise automobile des années 70 pousse les habitants à quitter Detroit. Elle devient alors une ville construite  pour quatre millions d’habitants mais habitée par un millions d’habitants seulement (Bredow 2006). C’est justement dans ce contexte de ville fantôme que la techno apparaît. Les jeunes n’ont plus aucune perspective d’avenir, ils sont coincés dans cette ancienne cité du rêve américain. Trois jeunes vont alors créer la techno : Juan Atkins, Kevin Saunderson et Derrick May. Equipés de deux platines vinyles, ils vont réinvestir les anciennes usines abandonnées pour exposer leur musique aux habitants de Detroit. La techno devient alors un moyen d’échapper à la réalité et de se créer un futur imaginaire. Elle permet aux jeunes de Detroit d’avoir des rêves et d’essayer de les rendre réels (Beta 2015).

La techno évolue et se développe à travers différentes villes américaines, notamment Chicago et New York. Le célèbre artiste DJ Pierre découvre le synthétiseur de la marque Roland : le TB-303. Il en ressort un son acide qu’il mélange avec les sonorités de la techno. L’acid house, un nouveau style de musique électronique, est né et va s’exporter au Royaume-Uni pour enflammer l’été 1989 (Bara 1999).

Nous voilà désormais en Angleterre. L’été 1989, Margaret Thatcher fête sa dixième année consécutive au pouvoir. Elle a instauré, par sa main de fer, le thatchérisme : un système ultra libéral dans lequel les riches deviennent encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres (Davies 2006). C’est à ce moment que l’acid house quitte les Etats-Unis et devient à la mode au Royaume-Uni, amenant avec elle une nouvelle vision, de nouvelles drogues et une « rave culture ». Durant « The Summer of Love »1, des raves illégales sont organisées. C’est le moment de défier les valeurs libérales et individualistes de la société. Les champs, forêts et autres lieux abandonnés vont alors être assaillis par 20’000 jeunes « ecstasy-és », souhaitant réanimer un sentiment d’unité dans une société peuplée d’individus isolés.

Dans cet élan de liberté, 1989 marque également la fin de la Guerre froide avec la chute du Mur de Berlin. Depuis sa construction, les jeunes de l’Est et de l’Ouest ont vécu dans deux systèmes politiques opposés. A l’Est, le régime soviétique domine le peuple, alors qu’à l’Ouest, l’idéologie américaine s’impose. Après 30 ans de séparation, les jeunes se rencontrent. Quelque chose que personne ne comprend, détaché des considérations idéologiques, apparaît : la techno. Tous les bâtiments abandonnés deviennent des lieux de fête dans lesquels les jeunes ne seront plus de l’Est ou de l’Ouest mais simplement berlinois. Le système est tombé, Berlin est à nouveau uni. Dans l’obscurité des usines désaffectées, la techno résonne et chacun se sent libre (Lambert 2007).

Dans chacun de ces exemples, la techno représente bien plus qu’un simple style musical. Il s’y attache un message politique, une volonté de s’opposer au système. Que ce soient les jeunes de Detroit délaissés par le capitalisme, les jeunes britanniques ne se reconnaissant plus dans le thatchérisme, ou encore les jeunes berlinois séparés à leur insu par deux idéologies : tous rêvent de liberté dans les soirées techno. A travers cette musique qui les unit, ils échappent à la réalité et se créent ensemble un nouvel avenir.

Underground Resistance – Hard Life – 1993

Retour vers le présent

Aujourd’hui encore, des années après sa naissance, la techno permet à des jeunes de se libérer. En Iran par exemple, seule la culture traditionnelle est tolérée. Les clubs, la musique électronique et les films hollywoodiens y sont interdits. Dans ce contexte, Anoosh et Arash, deux jeunes DJ, organisent des raves et des soirées illégales dans le désert, au risque d’être emprisonnés. « Nous sommes deux DJs, nous ne pouvons pas rester en Iran », déclarent-ils dans le film Raving Iran (Meures 2016). Sous le nom explicite de Blade & Beard, ils se font inviter à Zurich pour la Lake Parade. Arrivés en Suisse après l’obtention inespérée d’un Visa, ils décident de déchirer leurs papiers et de devenir requérants d’asile. Après deux années dans un centre d’asile aux Grisons, Anoosh et Arash ont obtenus leurs papiers de séjour ; probablement aidé par le succès du film. La passion pour la techno leur permet aujourd’hui de se produire dans toute l’Europe et ainsi, de vivre leur rêve.

Terminons notre voyage à Genève. Bien que loin des difficultés politiques et sociales des exemples précédents, une culture alternative genevoise incluant la techno se crée. Celle-ci s’oppose à la vision « carte postale » de la ville : jet d’eau, hôtels cinq étoiles, boutiques de luxe et organisations internationales. De nombreux acteurs développent cette culture : l’Usine et le Weetamix depuis les années 90 par exemple ou, plus récemment, le Motel Campo, la Gravière, Rudel Bums et l’Hameçon. D’ailleurs, beaucoup de ces lieux propices au rayonnement de la techno et de la culture en général entrent fréquemment en conflit avec les autorités publiques. En effet, l’année dernière, l’Usine faisait grève en réaction à la suspension des subsides et le Motel Campo a été obligé de fermer temporairement ses portes à cause de la nouvelle loi sur le divertissement et les débits de boissons.

Néanmoins, contrairement aux exemples de Detroit, Berlin, l’Angleterre et l’Iran, la techno semble avoir perdu toute revendication politique claire. N’apparaissant plus uniquement dans des situations politiques et sociales problématiques, son symbole de liberté tend à disparaître. Bien que, dans les années 90, la techno se retrouvait dans une culture alternative, s’opposant à la norme, elle se rapproche aujourd’hui d’un phénomène « mainstream ». Elle est devenue un argument commercial puisque qu’elle génère de grands bénéfices. C’est le cas de la France, où la musique électronique techno pèse environ 98 millions d’euros (Rieul 2016). Pouvons-nous dire que la techno se réduit, aujourd’hui, à un effet de mode, à un style musical purement commercial ou subsiste-il encore en elle ce besoin de liberté ? A vous de l’écouter…

Dax J – The Future – 2015

https://www.youtube.com/watch?v=meHtz_87-ao

 

 

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2 réponses à “Techno ou simple émission de rythmes répétitifs ?”

  1. Avatar de Nadège
    Nadège

    Cool ton article 🙂
    Par contre, je suis pas tellement d’accord quand tu dis que la revendication politique a disparu (ou presque!) Je pense qu’elle est plus discrète et largement inconsciente, mais qu’à Genève aussi les technophiles tentent de se démarquer de la vie nocturne « traditionnelle », hors-de-prix et à influence musicale largement américaine (Java, Petit Palace, etc.) par le biais d’une influence plutôt européenne (allemande, voire même berlinoise majoritairement), plus abordable et plus « chill »… Démarcation renforcée, d’après moi, par la volonté de liberté et d’évasion engendrée par une pression sociale très (trop) forte sur les jeunes dans notre société genevoise!
    Pour ceux que ça intéresse: https://volume.revues.org/1384#tocto1n1

  2. Avatar de Simon P.
    Simon P.

    « La culture est politique » c’est un prémisse qui me semble importante. C’est encore plus clair pour la culture qui se définirait comme apolitique, populaire ou contre culture.

    Je ne comprends vraiment pas le point de « la techno est encore trop souvent affiliée à la drogue ». Déjà « la drogue » est trop général, de plus certains usages sont clairement revendiqués par certains milieux technos. La drogue est souvent utilisée comme un agent de rupture: The Doors of Perception, Baudelaire, Salvador Dali, etc.. etc.. Je crois que l’on ne peut pas simplement écarter l’usage de la drogue d’une culture dans le but de la rendre plus légitime. Cet hygiénisme me semble trompeur et tout autant réducteur que « la techno c’est pour les drogués ». Pour caricaturé, c’est comme parlé de la culture de la fondue en disant « la fondue, trop souvent affiliée au vin blanc » ça n’a pas de sens.

    Au niveau de l’histoire de contre-culture suisse des années 1980 je conseillerai de s’intéresser à Züri brännt (regardé le film!). Züri brännt est vraiment un point de rupture de la vision de ce que doit être la contre-culture et la place de la jeunesse en suisse.

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