Kim Naabarke Maurer & Mara Zaninetti
La justice restaurative ou restauratrice est une philosophie, un usage, un domaine d’étude et un enjeu politique. La Suisse accueille progressivement cette conception contemporaine de l’infraction. Howard Zehr, connu comme « le grand-père de la justice restaurative », la définit comme « un processus destiné à impliquer, autant qu’il est possible, ceux qui sont touchés par une infraction donnée et à identifier collectivement les torts ou dommages subis, les besoins et les obligations, afin de parvenir à une guérison et de redresser la situation autant qu’il est possible de le faire » [1][2]. Toutefois, le système de justice pénale suisse applique essentiellement la justice retributive. Cette forme de justice se veut surtout punitive et prétend faire du compensatoire, du thérapeutique de l’éducatif et du conciliatoire. Seulement, le taux de récidive demeure élevé, les victimes sont régulièrement insatisfaites à l’issue des procédures pénales et les conséquences psychologiques de l’offense sont rarement réparées [3]. Le constat d’un dysfonctionnement de la justice actuelle propose ainsi de changer de perspective et de considérer que les divers intérêts individuels ne sont pas séparés mais forment ensemble un tissu social, soit l’ensemble des relations sociales que les individus entretiennent les uns avec les autres [4]. Jean-Marc Knobel, vice-président de l’Association pour la Justice Restaurative en Suisse (AJURES) précise que « la justice restaurative tend à compléter la justice traditionnelle en incluant, de facto, la notion de restauration des personnes affectées dans leur humanité à la suite du crime subi ou commis» [5]. Ainsi, l’objectif de la justice restaurative n’est pas de se substituer à la justice pénale, mais de la compléter en offrant la possibilité aux victimes, aux auteur.ice.s et à d’autres personnes, à l’image des proches, de prendre part à un échange en vue de réfléchir aux conséquences de l’infraction [6].
Qu’en est-il au niveau international ?
La justice restaurative semble être une approche nouvelle ; en réalité, il n’en est rien, puisqu’elle renoue avec le système de justice ancestral implémenté en Afrique, en Amérique du Nord et en Océanie avant la période coloniale [3]. Lors de la dernière conférence organisée par l’AJP-UNI, André Kuhn, Professeur de criminologie et de droit pénal à l’UNINE et à l’UNIGE, remarquait ainsi que ces sociétés fondées sur la justice restaurative sont « des sociétés qui croient en la force du pardon» [7]. Ce système de justice a connu chez nous un renouveau ces vingt dernières années et à ce jour, la pratique de la justice restaurative est couramment dispensée. En 2005, le onzième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, incitait d’ailleurs les États membres à affiner leurs politiques, procédures et programmes de justice restaurative par le biais d’issues de substitution aux poursuites. En 2018, le Conseil de l’Europe enjoignait lui aussi ses États membres à étendre la justice restaurative en matière de procédure pénale [8][9].
Où en est donc réellement la justice restaurative en Europe aujourd’hui ? En France, le recours à la justice restaurative dans le cadre de la procédure pénale est appuyé par les articles 10-1 et 10-2 du Code de procédure pénale (CPP) [10]. La mesure s’applique à toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure. À titre d’exemple, les dispositions relatives aux processus de résolution des conflits, en l’occurrence la médiation pénale, sont prévues à l’article 41-1 CPP [11] ; dont le.la procureur.e de la République détient les compétences. Parmi les possibilités qui s’offrent à lui.elle, il.elle peut engager des poursuites, appliquer une procédure de substitution aux poursuites ou classer sans suite la procédure, pour autant que les circonstances particulières relatives à la commission de l’infraction le permettent. Au sens de l’art. 41-1 CPP, les objectifs sont « d’assurer la réparation du dommage causé à la victime, de mettre fin au trouble résultant de l’infraction et de contribuer au reclassement de l’auteur des faits ». La médiation pénale s’applique toutefois seulement pour les infractions mineures, telles que les injures, les menaces ou la violence légère. Il est par ailleurs possible d’être assisté d’un.e avocat.e au cours de ladite médiation. Si elle aboutit positivement, l’affaire est classée. Si tel n’est pas le cas, le.la procureur.e de la République choisit entre la poursuite pénale ou le classement de l’affaire.
En Allemagne, c’est la Täter-Opfer-Ausgleich (TOA) qui est d’usage : une médiation entre la victime et l’auteur.ice. Les bases légales relatives à cette procédure résultent du droit fédéral et des Länder [12]. L’article 46 du Code pénal fédéral prévoit que le juge, lors de la fixation de la peine, doit tenir compte de l’investissement pourvu par l’auteur.ice en vue de résoudre les conséquences de l’infraction. L’article 155a du CPP indique quant à lui que le ministère public et le tribunal sont tenus de proposer la médiation aux parties et de respecter leurs volontés. Enfin, l’article 380 du CPP stipule un renvoi à la législation des Länder au regard des délits mineurs – violation de domicile, injure, lésions corporelles notamment – auxquels la victime doit tenter de trouver une conciliation avant de recourir à la procédure pénale. Le.la lésé.e est alors tenu.e de prouver cette démarche au moment de déposer plainte. Ainsi, alors que la justice restaurative est largement diffusée en Europe, la Suisse doit de son côté encore se prononcer sur l’instauration unifiée de ces méthodes au sein de son système pénal [13].
Historique du système restauratif en Suisse et récents enjeux de l’article 316a dans le CPP
À l’heure actuelle, la justice restaurative n’existe en Suisse que pour les mineurs, sous forme de médiation pénale. Validée en 2003 dans le droit pénal des mineurs, ce n’est qu’en 2009 que cette méthode est insérée dans le Code de procédure pénale des mineurs [14]. Menée par un tiers, la médiation est accessible aux mineurs à toutes les étapes de la procédure judiciaire : au cours de l’instruction ; durant le jugement ; et pendant et après l’application de la mesure. De cette manière, le système pénal suisse tente de favoriser des mesures protectionnelles plutôt que punitives auprès des enfants. En effet, notre système judiciaire conçoit le.la mineur.e auteur.ice d’une infraction, comme potentielle victime de ses propres situations de vie (pauvreté, violences familiales, abus, drogues, discriminations, etc.). La justice juvénile tend alors à rééduquer et réinsérer les enfants – dans la mesure où la gravité de l’infraction peut être socialement acceptée – afin de leur éviter le système judiciaire formel. En parallèle, des stratégies traitant les comportements délinquants sont mises en place afin d’éviter les récidives. En ce sens, la justice réparatrice, ou restauratrice, cherche, à travers la confrontation victime-auteur.ice, à responsabiliser ce.tte dernier.ère en le.la poussant à conscientiser son acte, tout en réintroduisant la victime dans le processus afin de non seulement restaurer le lien social, mais également apporter une réparation aux dommages [15]. L’objectif premier est ainsi la réhabilitation du.de la mineur.e délinquant.e à travers la primauté de la mesure éducative et curative sur la peine. Ainsi, à tout moment du processus, les parties à la procédure peuvent conclure un accord et permettre le classement sans suite de l’affaire [16]. Il y a alors renonciation au jugement et achèvement de la déjudiciarisation du processus.
Chez l’adulte pourtant, cette clémence n’est jusqu’à présent pas permise et la méditation n’est pas intégrée au Code de procédure pénale. Elle reste ainsi une voie annexe facultative et n’est accessible qu’après l’attribution des peines, lorsque la procédure judiciaire est achevée. C’est donc bien là tout l’enjeu de l’instauration de l’article 316a dans le CPP des majeurs. Ainsi, le 18 mars dernier, le Conseil national décidait à 122 voix contre 71, l’introduction d’une nouvelle base légale instituant la justice restaurative dans le CPP. Cette initiative, pourtant déjà proposée par le Conseil d’Etat en 2005 lors du projet relatif au Code de procédure pénal unifié, avait été avortée quelques années plus tard. À nouveau suggérée en 2018 par Lisa Mazzone – alors vice-présidente du groupe parlementaire les Vert.e.s à l’Assemblée fédérale – le postulat subit un nouvel échec face à la décision du Conseil d’Etat. Désormais introduite une troisième fois sous l’article 316a, cette proposition établit entre autres la possibilité de faire appel à une médiation « à tous les stades de la procédure » (comme chez les mineurs), et non plus uniquement à la fin ; et la possibilité(sans contraintes) pour les autorités pénales, de prendre en compte le résultat de la médiation dans leurs décisions judiciaires [17]. Actuellement discutée au sein du Conseil des Etats, jusqu’à la fin de l’été, cette proposition d’article ne cesse de faire débat…
Mais que reproche-t-on à la justice restaurative et que peut-elle nous apporter ?
Facultatif et complémentaire à la justice pénale, le processus de médiation permettrait, d’après ses défenseur.seuse.s, de vrais effets positifs tant pour le.la lésé.e et le.la prévenu.e, que pour les communautés dans leur ensemble et les proches des victimes. En effet, de nombreuses personnes se retrouvent impliquées lorsqu’il y a infraction à la loi, et le processus restauratif chez l’adulte offrirait, tout comme chez les mineurs, une base solide permettant la réparation du dommage et du lien social [18]. En restaurant l’équilibre des relations distendues (criminel.le – victime – société/communauté), la médiation pousserait l’auteur.ice à conscientiser son acte, participant à la réduction des récidives. Jusqu’à présent cependant, le Conseil fédéral reste opposé à la proposition de Commission, estimant la médiation après procédure, suffisante et son application avant l’exécution des sanctions, inadéquate. Il craint de plus que ce système restauratif soit applicable à tous types de délits et de crimes (notamment ceux d’ordre sexuel) [17]. Or, le Conseil fédéral estime que les délits graves portent atteinte à l’ordre juridique et social dans leur ensemble, et non seulement aux individus. Pour cette raison, c’est un mal qu’il faut punir au nom de la société, et non uniquement un dommage qui doit être réparé envers les victimes. En conséquence, les opposant.e.s de l’article 316a estiment l’article 53 du Code pénal suffisant, puisque ce dernier régirait d’après eux déjà la réparation de délits de moindre importance en permettant l’exemption de peine s’il y avait réparation des dommages causés par l’auteur.ice du délit. De manière connexe, les adversaires à cette proposition de justice restaurative semblent aussi sonner l’alarme sur la potentielle perte du monopole de la justice de l’Etat.
Mais à toutes ces craintes politiques, les juristes nuancent les enjeux de l’article proposé. En effet, la justice restaurative n’est pas un concept nouveau ; son principe est appliqué dans de nombreux pays, et même chez nous auprès des mineurs. Il est donc nécessaire de déstigmatiser le concept puisque notre cadre législatif le prend déjà en considération. De plus, l’article 316a offrirait la possibilité et non l’obligation,de faire recours à la médiation au cours de la procédure, et ce, avec le consentement des parties à la procédure. C’est bien en cela qu’il dévierait de son homologue chez les mineurs. Chez ces derniers, la conclusion d’un accord entre les parties classe automatiquement l’affaire, mais chez les adultes, il ne sera pas demandé aux autorités compétentes de renoncer aux jugements si tel n’est pas leur objectif (et si la victime souhaite l’application d’une peine malgré la médiation). Son action serait donc complémentaire à la justice pénale, et ne viendrait en aucun cas la remplacer. Ainsi, le monopole de la justice serait préservé. Il faudrait donc en comprendre un système qui ne viendrait en aucun cas protéger les auteur.ices de délit, mais qui permettrait plutôt aux victimes d’intégrer le processus judiciaire en leur permettant de se reconstruire et de se sentir habilitées (au sens du concept anglais d’empowerment) dans une procédure qui jusqu’à présent, les exclut. Enfin, et en réponse à ceux jugeant l’article 53 comme le corollaire de l’article 316a, de nombreux juristes estiment le premier déficient puisqu’il ne se fonderait que sur une indemnisation financière et ne ciblerait que les petites délinquances. Or, ce serait principalement dans les cas de crimes graves que la justice restaurative serait nécessaire pour l’avancée psychologique des victimes. En effet, la médiation restaurative – à l’initiative de l’auteur.ice – permettrait à ce.tte dernier.ère d’exprimer auprès de sa victime une repentance et des excuses sincères, tout en sachant que celles-ci n’auraient nécessairement d’effets sur la peine encourue. À tous ces arguments s’ajouterait enfin une raison économique et non des moindres, puisque les études démontreraient des taux de récidives plus faibles dans les systèmes de justice restaurative, permettant de faire des économies liées à la justice sur le long terme, tout en protégeant la société dans son ensemble [3][17].
« Justice Restaurative, quelle place pour les victimes ? » Épisode 1 avec Claudia Christen Schneider, criminologue, médiatrice et présidente du Swiss Restorative Justice Forum: https://www.rts.ch/la-1ere/11675744-justice-restaurative-quelle-place-pour-les-victimes.html
D’après André Kuhn, bien qu’une base légale restaurative et unifiée au niveau suisse soit donc nécessaire, cette dernière ne doit pas être légiférée trop en détails puisqu’il serait primordial de pouvoir adapter le processus aux situations et aux victimes. Comme il l’explique « les relations humaines nécessitent de la souplesse » [7], une souplesse parfois difficile à obtenir dans les codes de procédures pénales connus pour leur rigidité. Les victimes devraient donc rester les principales concernées de cette justice restaurative, et c’est bien dans leur principal intérêt que cette dernière devrait être réglementée.
Il semble donc assez clair, même dans les textes internationaux, que la justice restaurative possède de nombreux avantages sociaux et humains. N’étant toutefois pas la panacée, il nous faudra découvrir dans les prochains mois si la Suisse est enfin prête à franchir le pas d’un système plus inclusif et réparateur, car André Kuhn relevait à juste titre que bien qu’un système entièrement fondé sur la justice restaurative puisse sembler utopique, « la plus grande utopie serait plutôt de croire que ce qui n’a pas marché depuis des milliers d’années [notre justice rétributive actuelle], marchera soudain demain… » [7].
Nous remercions chaleureusement l’Association des Juristes et étudiant.e.s progressistes de l’Université de Genève pour leur conférence du 31 mars 2021 intitulée : « La justice restaurative en Suisse : réparer plutôt que punir ? ».
Pour aller plus loin
Carvajal Sanchez, F. & Bugnion, J. (2017). Justice restaurative et médiation : Pour une philosophie et un processus de socialisation, d’éducation et d’émancipation. Editions Saint-Augustin.
Kohler, F. (2019). « ‘’Je ne te voyais pas’’, le film qui fait dialoguer agresseurs et victimes ». RTS. Disponible à https://www.rts.ch/info/culture/cinema/10912839-je-ne-te-voyais-pas-le-film-qui-fait-dialoguer-agresseurs-et-victimes.html
Miquel, T. (2018). « Justice restaurative : guérir plutôt que punir » (Emission radio). RTS. Disponible à https://www.rts.ch/play/radio/babel/audio/justice-restaurative-guerir-plutot-que-punir?id=9728914
Office fédéral de la Justice – OFJ (2019). Justice Restaurative. #Prison-info. La revue de l’exécution des peines et mesures. Disponible à www.bj.admin.ch › 2019-01-f.pdf.download.pdf
Queloz, N., Jaccottet Tissot, C., Kapferer, N. & Mona, M. (2018). Mettre l’humain au centre du droit pénal : les apports de la justice restaurative. Zürich : Schulthess.
Zünd, C. (2018). « Des rencontres en prison pour soigner les victimes ». Le Temps. Disponible à https://www.letemps.ch/suisse/rencontres-prison-soigner-victimes
Auteures: Kim Naabarke Maurer & Mara Zaninetti
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