Dans son livre La consolation paru en 2016, Flavie Flamand raconte les agressions sexuelles qu’elle a subies par le grand photographe David Hamilton, alors qu’elle n’avait que treize ans1. Précédant le mouvement #MeToo, elle dénonce les abus commis sous prétexte de faire de l’art, des abus qui se sont inscrits dans le monde de la mode jusqu’à devenir normaux.
Cara Delevingne, malgré sa notoriété actuelle, évoque également ses débuts dans le mannequinat : elle revient sur les séances photos durant lesquelles, comme Flavie Flamand, elle a eu affaire à des photographes mal intentionnés, allant jusqu’à préciser « ne jamais faire confiance à un photographe hétéro lors des tests. »2. Mais c’est tout le milieu de la mode que Cara dénonce : elle l’accuse d’hypersexualiser les jeunes filles qui y travaillent, et qui sont trop vulnérables pour se défendre lors d’abus3. En parlant des photographes, elle n’a de souvenirs que de comportements désagréables, humiliants, tandis que les plus attentionnés le sont dans le but d’obtenir des faveurs sexuelles avec leur modèle4.
Son témoignage date également d’avant l’affaire Weinstein, simplement parce qu’il n’y a pas eu de début au harcèlement sexuel dans le milieu de la mode : il existe depuis toujours. Lesly Lawson, surnommée Twiggy, le mannequin phare des années soixante, dit qu’elle connaissait les abus que subissaient les modèles, sans pour autant l’avoir subi5. Elle reconnaît, comme la plupart aujourd’hui, qu’il s’agit d’un milieu très sexiste où on se heurte souvent à des comportements déplacés.
D’anciens mannequins témoignent aujourd’hui des mauvaises expériences passées, qui remontent aux années 80-90, et ce sont les mêmes discours : des agents qui viennent dans leur lit la nuit, se promènent nus dans l’appartement, font du chantage pour que les filles couchent avec eux, sans quoi elles n’auront aucun contrat6. C’est le cas notamment de Gérald Marie, autrefois patron d’Elite Paris, qui aurait intimidé une jeune fille « pour qu’elle couche avec lui, lui disant qu’elle ne décrocherait pas de couverture tant qu’elle refuserait »7. Elle aura finalement cédé face à son agressivité. Mais il ne s’agit que d’une parmi d’autres : chantage, attouchements, viols, l’ancien patron sait user de son pouvoir pour assouvir ses besoins, car c’est comme ça qu’il se justifie : « On est des hommes, on a nos besoins. »8. Une enquête a été ouverte, mais l’avocat de Gérald Marie dément toujours les accusations9. Claude Haddad, lui, accuse directement les mannequins de le pousser à des actes sexuels, déclarant : « Quand une fille française joue avec son corps, elle sait qu’elle peut avoir des problèmes avec les hommes. »10.De tels propos trahissent la culture du viol particulièrement présente dans le milieu de la mode : la hiérarchie entre les mannequins et les photographes ou créateurs, reconnus et fortunés, est propice à des dérives.
Seulement, les jeunes filles n’osent pas porter plainte, par peur de voir leur carrière leur échapper complètement. De plus, dans des pays qu’elles ne connaissent pas, dont elles ne parlent même pas la langue, elles ne trouvent pas la force de se lancer dans une procédure qui n’aura sûrement pas de suites11. En effet, les agences préfèrent fermer les yeux sur ces affaires secrètes, quand elles ne prennent pas parti pour les agresseurs. Marie Anderson, mannequin américaine, précise qu’à cette époque, il n’y avait personne pour les défendre : « J’ai grandi dans cette bulle. C’était avant #MeToo et #TimesUp. A l’époque, je n’ai pas eu le courage de dénoncer les dérives sexuelles de notre milieu ». Elle ajoute : « C’était la culture de l’époque, tout le monde savait. »12. C’est pour cette raison que les agents agresseurs ont normalisé ce comportement, sexualisant immédiatement une jeune fille venue passer un casting. Ainsi règnent le viol et la drogue lors de ces fameuses soirées avec des hommes riches entourés de très jeunes filles qui ne demandent que des contrats, ces soirées auxquelles elles sont également forcées de participer pour espérer en obtenir, sous prétexte que c’est là qu’elles se feront repérer13. Malgré quelques tentatives de résistance ou de dénonciations de la part des mannequins, les agresseurs continuent leurs abus.
Mais la donne change lorsqu’apparaît le mouvement #MeToo, mettant au grand jour tous ces secrets enfouis dans la mémoire de chacune. C’est à ce moment que ressortent les témoignages tus jusqu’alors. Nikki Dubose par exemple, ancien mannequin, témoigne de l’abus de pouvoir des hommes dans l’industrie de la mode : elle ressentait l’obligation de coucher avec son agent pour accéder aux gros contrats14. Les patrons profitent du besoin de revenu des mannequins pour leur faire du chantage. Et puis, si l’une refuse, une autre prendra aussitôt sa place, tant elles sont nombreuses sur le marché.
Avec #MeToo, même les grandes top models comme Adriana Karembeu15 reconnaissent avoir fait de mauvaises rencontres durant leur carrière. Mais ce que le mouvement révèle aussi, c’est qu’il n’y a pas que les filles qui sont la proie des agents et photographes de mode. La plupart de ces derniers, comme Bruce Weber et Mario Testino, se sont vus accusés d’attouchements et d’agressions sur de jeunes hommes16. Trish Goff, un ancien mannequin, affirme : « Dans le milieu de la mode, les jeunes mannequins hommes sont très vulnérables. Ils sont moins respectés et exploités. »17
Face à ce déferlement d’accusations, l’industrie se retrouve accablée par les dénonciations qui fusent, gardées secrètes depuis des années. Karl Lägerfeld, indigné, s’en était pris à #BalanceTonPorc avant de lâcher : « J’ai lu quelque part qu’il fallait maintenant demander aux mannequins si elles étaient à l’aise lorsqu’elles posaient. C’est la porte ouverte à toutes les fenêtres : à partir de ce moment-là, en tant que créateur, vous ne faites plus rien »18. Avant d’ajouter : « Une fille se plaint qu’il [Karl Templer] lui a tiré sur la culotte et il se fait aussitôt excommunier par une profession qui jusque-là le vénérait. On croit rêver. Si vous ne voulez pas qu’on vous tire sur la culotte, ne devenez pas mannequin ! »19. Ses mots témoignent de l’ancrage des comportements déplacés envers les mannequins dans la mode, et qui paraissent encore normaux pour les créateurs de mode, mais aussi pour les mannequins victimes de cette industrie. En 2013, lorsque le photographe Terry Richardson est accusé d’abus sexuels, il est défendu par des mannequins : ces dernières affirmaient que les filles qui travaillaient avec lui savaient pertinemment à quoi s’attendre20.
Est-il encore possible de changer ce milieu ? Il y a de l’espoir grâce aux mannequins qui osent parler au détriment de leur carrière, mais combien sont prêtes à la sacrifier ? Parmi les accusations de Polanski, dans le monde du cinéma, Charlotte Lewis avoue regretter d’avoir parlé du viol qu’elle a subi et affirme qu’elle n’aurait « jamais dû parler »…21 comment faire pour inverser la tendance ?
Bien que la mode reste un milieu particulièrement propice au harcèlement sexuel, espérons que le mouvement MeToo continue de libérer la parole et dénoncer les dérives, ne serait-ce que pour prévenir et armer les jeunes filles qui se lancent dans le métier de mannequin.
Le monde de la mode cache du harcèlement, mais pas seulement : l’extrême maigreur demeure un problème majeur.
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