Matériel de guerre: vers un cessez-le-feu imminent de son financement?

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Utiliser le levier suisse de la finance pour avoir un impact sur l’industrie internationale de l’armement : telle est la proposition de l’initiative du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) et des Jeunes Vert.e.s, sur laquelle se prononcera le peuple suisse le 29 novembre prochain. Cette initiative « Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre » comporte deux volets. Le premier volet envisagé est une interdiction pour la Banque Nationale Suisse (BNS), les fondations et les institutions de prévoyance suisses de toute forme de financement d’entreprises productrices de matériel de guerre. Le second volet sera d’encourager d’autres places financières à adopter la même posture, notamment car les grandes banques suisses sont actives à l’échelle internationale [1].

Thomas Bruchez, secrétaire du GSsA, indique que cette initiative est « primordiale pour mettre la pratique économique de la Suisse en phase avec sa posture diplomatique. » Il rappelle le slogan de campagne, frappé sur près d’un demi-million de flyers distribué dans les ménages: « l’argent suisse tue ». Le pays a cependant une longue tradition humanitaire d’engagement en faveur de la paix, notamment par ses bons offices et son rôle dans les médiations internationales. Le comité d’initiative est soutenu dans sa démarche par une quarantaine d’organisations, parmi lesquelles des organisations non gouvernementales engagées en faveur de la paix, les partis politiques de gauche ainsi que des églises.

Du côté des principaux opposants, les autorités fédérales et les milieux de la finance et de la prévoyance rejettent fermement cette initiative, qu’ils considèrent « restreindre de manière excessive la capacité d’action de la Banque nationale suisse, des fondations et des institutions de prévoyance » [2]. Guy Parmelin, conseiller fédéral en charge de l’économie argumente que « l’initiative ne peut pas réellement contribuer à l’objectif qu’elle occupe », considérant la place de la Suisse « trop marginale » et les interdictions actuelles de financement direct et indirect de matériel de guerre suffisantes [3].

Vidéo explicative d’EasyVote sur les enjeux de la votation

Matériel de guerre en Suisse et régimes internationaux

Qu’entend-on par matériel de guerre ? La Suisse possède une loi fédérale sur le matériel de guerre (LFMG), accompagnée de son ordonnance (OMG) qui définissent clairement ce dernier. Le matériel de guerre comprend les armes, les systèmes d’arme, les munitions, les explosifs militaires ainsi que les équipements spécifiquement conçus pour le combat et les pièces détachées et d’assemblage qui ne peuvent pas être utilisés à des fins civiles [4]. Il s’agit par exemple des armes conventionnelles, des véhicules blindés et des munitions. Plusieurs groupes d’armement sont implantés sur le territoire helvétique, comme RUAG, Rheinmetall Air Defense, GDELS-Mowag, également actifs à l’international.

Pour les trois premiers trimestres de 2020, les exportations des producteur.rice.s de matériel de guerre suisses se chiffrent à 690 millions de francs. En 2019, le premier importateur de matériel de guerre en provenance de la Suisse a été le Danemark (155,3 millions de francs), suivi de l’Allemagne (125,8 millions), de la Roumanie (111,8 millions), du Bangladesh (55,2 millions) et des États-Unis (38,5 millions) [5]. Ces chiffres peuvent varier selon les années et les opérations extraordinaires. La tendance semble toutefois se confirmer en 2020, avec un top cinq des importateurs composé du Danemark, suivi de l’Indonésie, de l’Allemagne, du Botswana et de la Roumanie [6]. Les produits ayant généré le plus de chiffres d’affaires auprès des entreprises suisses en 2020 ont surtout été les véhicules blindés, les munitions et le matériel de conduite de tir [7]. 

Ces entreprises sont soumises au régime étendu de contrôle à l’exportation de matériel de guerre. En effet, la Suisse possède non seulement la LFMG et l’OMG, mais fait également partie de plusieurs régimes de contrôle à l’exportation juridiquement non-contraignants. Elle a d’autre part ratifié plusieurs accords internationaux sur la maîtrise des armements. Sa politique est « déterminée par la loi sur le matériel de guerre ainsi que par le Traité international sur le commerce des armes (TCA) et l’Arrangement de Wassenaar sur les équipements militaires et les biens à double usage. » [8] La LFMG détermine les conditions à respecter par les producteur.rice.s de matériel de guerre ainsi que lors du courtage et du commerce de celui-ci, dans le souhait d’exporter vers des destinataires se trouvant à l’étranger. ll s’agit notamment de garantir que l’activité prévue avec ce matériel ne nuit pas aux intérêts du pays de destination. Le TCA, négocié et adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies et entré en vigueur en Suisse le 30 avril 2015, régit le commerce international d’armes conventionnelles pour poursuivre les objectifs de paix et de sécurité internationale, de stabilité internationales et régionales et de réduction de la souffrance humaine. Finalement, l’Arrangement de Wassenaar prend la forme d’un accord international non contraignant entre 42 pays sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage civil et militaire. La législation suisse sur le matériel de guerre permet notamment des contrôles efficaces, avec si besoin, des vérifications et enquêtes dans les pays d’exportation [9]. L’OMG prévoit des vérifications après envoi (Post-shipment verifications) dans les cas où le matériel de guerre serait réexporté par la suite [10].

Source: SECO

Si la Suisse a déjà pris position, notamment en adoptant une législation étendue et en étant partie à plusieurs accords internationaux, le GSsA a identifié une lacune, dans la LFMG [11]. Thomas Bruchez explique que « le financement indirect d’armes prohibées au niveau international est interdit s’il a pour but de contourner l’interdiction de financement direct. En pratique, les autorités pénales doivent prouver qu’une personne qui a financé indirectement l’a fait pour contourner une telle interdiction. Mais l’article en question n’a jamais été appliqué. De plus, il n’existe à ce jour aucune interdiction des armes dites conventionnelles, alors même que des armes légères sont utilisées lors de 60% des violations des droits humains. »

Le milieu de la finance dans le viseur des initiant.e.s

Les premiers organismes visés par l’initiative sont la Banque Nationale Suisse, les fondations, les organismes de prévoyances tels que l’AVS et l’AI et les caisses de pensions. Ces derniers gèrent des sommes importantes (861 milliards de francs en actif pour la BNS fin 2019, 876 milliards pour les caisses de pensions et 34,6 milliards pour l’AVS et l’AI fin 2018 [12]). En cas d’acceptation de l’initiative de la part du peuple, il sera nécessaire pour ces organismes de se séparer de ces investissements dans un délai de quatre ans [13]. Le comité d’initiative estime que les caisses de pension investissent 3,8 milliards de francs actuellement dans des entreprises productrices de matériel de guerre et la BNS près de 1,9 milliards de dollars. Cette dernière a déjà exprimé son rejet de l’initiative en avançant que plus de 300 entreprises devraient être exclues de son portefeuille d’action, ce qui représenterait 11% de sa valeur totale. De plus, la banque nationale argumente que la gestion de son bilan serait rendue bien plus tortueuse [14].

Les banques et les assurances sont également touchées par le texte soumis au peuple et aux cantons. À l’instar de la BNS, l’Association suisse des banquiers (ASB) rejette l’initiative, admettant que celle-ci imposerait des contraintes jugées inutiles pour tout le monde. Elle avance, par exemple, que de telles restrictions provoqueraient un travail fastidieux et coûteux pour les caisses de pensions et les prévoyances [15].

Finalement, ce sont aussi les petites et moyennes entreprises (PME) sous-traitantes, particulièrement dans l’industrie des machines, des équipements électriques et métaux, qui seraient touchées. Selon l’ASB, l’initiative limitera les PME dans leur accès aux crédits, ce qui aurait comme conséquence une perte de fonds et de compétitivité par rapport aux entreprises d’autres pays présents sur le marché du matériel de guerre [16]. Des entreprises à l’étranger pourraient également être touchées, mais il ne serait pas étonnant que leurs placements chez des investisseur.se.s suisses ne représentent qu’une part négligeable de leurs placements totaux [17].

Les initiant.e.s s’opposent à ces propos, que Thomas Bruchez tente de réfuter par trois contre-arguments : « Premièrement, les entreprises concernées sont les entreprises qui produisent un matériel de guerre extrêmement bien défini. Les pièces d’usine (boulons, vis, …) sont des biens civils ou à double usage et ne sont pas pris en compte et frappés de cette interdiction. Deuxièmement, les PME ne voient généralement pas leur production de matériel de guerre dépasser les 5% de leur chiffre d’affaires, ce qui les élimine d’office des entreprises touchées. Et troisièmement, seules sont concernées les entreprises qui aujourd’hui sont financées par la BNS et les caisses de pension. On ne trouve aucune entreprise d’armement suisse dans les grands indices boursiers internationaux. Les entreprises suisses ne sont, une nouvelle fois, principalement pas concernées.» D’après lui, 150 entreprises au maximum seraient concernées et ce, seulement si le deuxième volet de l’initiative était appliqué de manière stricte. Des chiffres très loin de ceux que proposent les partisans du « non », qui assurent que 3000 entreprises suisses seraient affectées [18].

Et la mise en œuvre de l’initiative?

En cas de double majorité du peuple et des cantons, l’initiative sera acceptée, bien que nous ne connaissions pas encore exactement comment elle sera mise en pratique. En effet, dans le texte soumis au vote, il est mentionné que la Confédération s’engagera pour prendre des mesures censées faire respecter la loi, mais il n’y a aucune mention sur quelles seront ces méthodes [19]. Le Parlement dispose d’une marge de manœuvre pour négocier les modalités de mise en œuvre. Une mise en œuvre stricte pourrait mener au retrait de certains paquets d’actions des banques suisses ainsi qu’à l’interdiction de financement des PME par ces dernières. Les opposant.e.s à l’initiative dénigrent son impact sur les grands groupes d’armement internationaux, qui pourraient compenser le futur manque d’investissement en trouvant des fonds ailleurs. Le GSsA précise que le texte prévoit une mise en œuvre stricte sur le premier volet de l’interdiction de financement par la BNS et les institutions de prévoyance. Thomas Bruchez envisage un potentiel recours à une liste d’exclusion qui serait adoptée par le Parlement et dans laquelle seraient mentionnées toutes les entreprises concernées par l’interdiction. Le second volet concerne l’engagement de la Suisse au niveau national et international. L’enjeu y est plus complexe mais ces acteur.rice.s [20] ne seront probablement pas délaissé.e.s par le Parlement.

Après analyse de l’initiative, il est important de bien comprendre quels sont véritablement les enjeux de la votation. Les partisan.e.s du « non » pointent surtout du doigt l’impact qu’aurait l’acceptation de l’initiative sur les rentes et la place financière de la Suisse. Il.elle.s craignent également que les PME soient touchées par l’initiative et potentiellement menacées par la réduction de leurs moyens, et donc de leur compétitivité à l’international. Ainsi, en adoptant leur perspective, l’acceptation du texte de loi pourrait avoir des effets pervers au lieu de ceux attendus par les initiant.e.s : non seulement la production d’armes dans le monde ne baissera pas, mais la Suisse devra assumer des conséquences économiques [21]. Pour Thomas Bruchez, mettre l’accent sur l’économie du pays fait partie de la volonté du GSsA : « En Suisse, le meilleur moyen d’appuyer là où ça fait mal est d’utiliser ce levier financier. Une interdiction de ce financement en Suisse aura forcément un impact, étant donné que la place financière suisse est l’une des plus influentes au monde. La Suisse endosserait donc un rôle de pionnière entraînant d’autres États dans son sillage, ce qui colle bien avec sa tradition humanitaire et diplomatique pour la paix. » Ainsi, le débat qui se joue entre les deux camps n’est pas un débat sur l’armement et la posture diplomatique de la Suisse mais bien une lutte entre éthique humanitaire, durabilité et conséquences sur l’économie locale.

Le débat sur la posture extérieure de la Suisse devrait être engagé dans une prochaine votation sur l’initiative contre les exportations d’armes suisses vers des pays en guerre civile, aussi appelée « initiative correctrice » [22],.  Et en ce qui concerne l’initiative «contre le commerce de guerre », les premiers sondages SSR de mi-octobre annonçaient 54% des votant.e.s en faveur de l’initiative et 41% contre [23]. La seconde vague de sondages à dix jours de la votation montre une tendance changeante. Selon les chiffres de Tamedia, le pourcentage de « oui » est redescendu à 41%. Pour SSR, il se porte juste au-dessus de 50% [24]. Pour le comité d’initiative, il s’agit d’un « symbole fort », avec une marge de manœuvre pour faire changer certaines personnes de camp d’ici le 29 novembre. Finalement, ce sera à la population helvétique de décider si la Suisse devra rendre les armes en matière de financement des producteurs de matériel de guerre ce 29 novembre.

Récapitulatif des arguments présentés ci-dessus
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