« La Virilité », des questions qui font mâles

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Partie I : Une soirée au FIFDH

Le FIFDH

Théâtre Pitoëff, maison communale de Plainpalais à Genève, lundi soir. L’imposante bâtisse constellée de briques, ornée de son chapeau caractéristique, semble avoir pris vie. Ses arcades en pierre de taille laissent filtrer des flots de lumière dorée, tandis que la porte d’entrée s’anime du va-et-vient d’un tourbillon de spectateurs. C’est la soirée intitulée « Masculinités : des questions qui font mal » [1] du FIFDH (Festival International du Film et Forum international sur les Droits Humains). Y sera projeté le film « La Virilité » de la réalisatrice française Cécile Denjean. L’évènement est créé en partenariat avec le pôle égalité de l’UNIGE et le service Agenda 21 de la ville de Genève [2]. Il sera suivi d’un forum thématique accueillant Lenaïg Bredoux, journaliste à Mediapart, et João Gabriell [3], militant panafricain.

Les questions, que les organisateurs promettent douloureuses, semblent mobiliser un grand public : est-il masochiste ? C’est plutôt le besoin crucial d’une réponse à la question de la masculinité aux côtés d’un féminisme ayant le vent en poupe qui semble réunir une audience venant de tout horizon. Comment concilier les nouveaux impératifs d’égalité et d’équité avec un rôle masculin à redéfinir (presque) entièrement ? C’est une question qui concerne chacun_e [4] dans un système patriarcal : les personnes se rendant à cette soirée l’ont bien compris.

La tension monte d’un cran alors que s’amasse la foule dans la salle bondée aux lumières tamisées. Une co-présentatrice et un co-présentateur interviennent brièvement, la parité binaire est scrupuleusement respectée. L’essai sur la virilité peut commencer.

« La Virilité » de Cécile Denjean

Le rideau s’ouvre, les lumières tombent, noir et silence. L’écran s’éclaire d’une face d’homme [5] sombre en contre-jour sur fond rouge sang. Ses traits, son crâne, jusqu’à la ligne nette de ses cheveux rasés au millimètre, semblent taillés à la serpe. Symbole caricatural d’une virilité décriée. Et pour cause : boxeur, venant d’une classe populaire, s’exprimant maladroitement, il sera le punching-ball du début du film. « Mieux vaut vivre une heure comme un lion que mille ans comme une chèvre » ose-t-il, sous les rires du public. Il relève l’intrication profonde entre l’honneur et le concept traditionnel de virilité.

Autre lieu, autre homme, autre fond : bleu, comme les garçons. Un homme grisonnant, la cinquantaine, le visage harmonieux, les cheveux mi-long et le regard doux. Dans son grand appartement, il évoque ses souffrances lorsqu’enfant il était le souffre-douleur des gamins de son école. Philosophe et écrivain, il partage son évolution parfois avec engouement, parfois douloureusement. Lui ne boxe pas, mais effectue des katas de boken [6] dans son jardin. La violence, propre à l’homme, ne s’exerce pas de la même manière selon que l’on est issu des classes populaires ou du corps bourgeois.

S’ensuit ensuite le festival des témoignages d’hommes parlant ou de leurs rires, ou de leurs déboires, mais certainement de leurs difficultés, à s’accorder avec une vision de la masculinité qu’on leur a imposée dès l’enfance.

Citons par exemple, l’histoire de ce cadre qui fait le tour des écoles françaises pour montrer des statistiques sur les taux de mortalité masculine particulièrement élevés dans certains domaines, comme les accidents de la route ou le suicide. Conscient de ses privilèges, son but est de montrer que le système patriarcal est aussi nuisible aux hommes. « Notre bite et nos couilles pèsent des tonnes » affirme-t-il dans son costume serré. La parole est brièvement donnée à un homosexuel. Il raconte son choix de s’épanouir dans une position de non-domination, qui lui a valu le mépris de sa mère.

Le film termine par un festival fabuleux sur « le masculin sacré », où des hommes blancs se rassemblent pour « retrouver le masculin qui est en eux » dans une version très émouvante d’une binarité parfaite [7]. L’organisateur prend la peine de préciser : il n’est pas homosexuel évidemment, mais « homo-sensuel ». Après #metoo, #nohomo ?

Partie II : Analyse

Des questions qui font mâles

Certaines questions abordées sont pertinentes, servant une bonne introduction au questionnement de la masculinité. Par exemple, les réflexions sur le (non-)consentement et la culpabilité des hommes, complices à travers leur inaction ; le conditionnement du désir des hommes (ici à travers la pornographie) et celui des femmes (ici à travers le rapport ambivalent à la violence, pouvant être désirable si désirée) ; ou encore la place déterminante de l’éducation dans l’intégration de croyances sexistes, péjorant pour tou_tes.

Ces questions n’en restent pas moins paradoxalement tristement consensuelles ou au parfum décati. Le film se résume en somme à une dénonciation évidente mais maussade du patriarcat, auquel il apporte peu d’alternatives.

Car le constat est clair : les hommes grisonnants ont souffert de la vision prédominante de la masculinité (et donc avec eux, certainement les autres aussi).  Si c’est un constat que partage le public, beaucoup s’interrogent : est-ce à eux de redéfinir la masculinité ? La réalisatrice semble avoir donné la parole à une catégorie bien précise d’hommes. Les courageuses démarches individuelles de mise à nu n’éclipsent malheureusement pas un choix définitivement restreint dont découle une vision étroite de la masculinité décriée [12]. Interroger les hommes privilégiés au statut patriarcal élevé relève peut-être d’une étude sociologique, ce faisant on leur laisse toutefois tacitement l’exclusivité d’exercer mais surtout de repenser la virilité.

En effet, lors du forum qui s’ensuit, une large partie des questions du public autour de la notion de genre, de la non-binarité, ou encore remettent en cause le monopole de l’exercice du concept de masculinité par l’homme cisgenre. Aucun de ces aspects, pourtant fondamentaux à une telle critique, n’a été abordé durant le film. Celui-ci peine donc définitivement à répondre aux attentes de l’audience, malgré un titre laissant attendre un questionnement plus large sur ce concept ainsi que ses tenants et aboutissants. L’honnêteté intellectuelle l’impose : ce n’était là que des témoignages, laissant peu de place à une réflexion globale poussée. Le film a le mérite d’ouvrir un débat depuis longtemps souhaité sur des questions, en intégrant une partie des personnes auparavant peu engagées dans la discussion. Mais avec un titre aussi précis, on aurait pu s’attendre à une attention plus délicate à éviter des biais épistémologiques aussi flagrants.

Car la critique du concept de la virilité, ainsi que la redéfinition de celui de masculinité, n’est-ce pas justement une affaire d’humain_e(s) au sens large, plus qu’une affaire « d’hommes » dans un monde que l’on souhaite libéré des carcans du genre ?

Pour aller plus loin

La soirée s’est poursuivie avec un forum accueillant les brillantes interventions de Lenaïg Bredoux et João Gabriell, ayant partagé leurs analyses respectives sur le sexisme des élites ainsi que sur la racialisation des questions de genre et de sexualité. L’auteur a choisi de ne pas développer ces sujets ici mais vous invite à consulter leurs interviews effectués par TOPO TV :

Ainsi que la vidéo de leurs interventions filmées par le FIFDH, disponible sur Youtube :

Vous pouvez aussi aller consulter un interview de Cécile Denjean [13] où elle compare le boxeur des classes populaires à un homme du néolithique (« Il [le boxeur] est au niveau le plus rudimentaire, le « néolithique » de la masculinité ») ou explique avoir travaillé avec un homme pour le casting (une explication de son choix restreint ?). 

Remarques et remerciements

Par « homme », dans cet article uniquement, nous n’entendons malheureusement pas toute personne s’identifiant à cette identité de genre, mais bien l’homme cisgenre, car c’est sur cette catégorie d’hommes que la réalisatrice a choisi de porter son reportage.

Ici, l’usage du tiret bas (ou underscore) entre la fin d’un mot et son accord de genre(s) est utilisé pour désigner l’espace illimité entre les pôles de genre masculins et féminins, dans lequel chacun_e peut se situer librement, quel que soit son identité et expression de genre(s). C’est une idée ici reprise d’une proposition du Transgender Network Switzerland [14].

Merci au collectif féministe l’Escouade [15] pour son aide sur les définitions liées aux identités de genre(s) !


Références

1 Le 11.03.2019.

2 Le service Agenda 21 œuvre notamment dans le domaine de l’ « égalité et diversité ». Voir la page du service Agenda 21 sur le site officiel de la ville de Genève : http://www.ville-geneve.ch/administration-municipale/departement-finances-logement/services-municipaux/service-agenda-21-ville-durable/

3 Auteur du Blog de João : https://joaogabriell.com/

4 Voir section « Remarques et remerciements » pour l’usage du tiret bas, ici voulu inclusif.

5 Voir la section « « Remarques et remerciements » sur l’usage du terme « homme ».

6 Le boken est un sabre japonais en bois.

7 Les femmes les rejoindront plus tard après leur festival en miroir du « féminin sacré ».

8 Cisgenre : se dit d’une personne s’identifiant au genre qui lui a été assigné à la naissance

9 Queer : se dit d’une personne qui n’adhère pas à la division binaire traditionnelle des genres et des sexualités et s’identifiant à une identité de genre et/ou à une orientation sexuelle non conforme ou fluide

10 Non-binaire : se dit d’une personne qui ne s’identifie ni au genre « homme » ni au genre « femme »

11 Trans* : terme générique qui regroupe les personnes qui transgressent le genre qui leur a été attribué à la naissance (notamment : transgenre, transidentitaire, transexuel_le)

12 ou de la « virilité », car, comme le fera remarquer ensuite une personne du public, les termes semblent ici interchangeables

13 https://information.tv5monde.com/terriennes/la-realisatrice-cecile-denjean-s-attaque-l-insoutenable-fardeau-de-la-virilite-291067

14 www.tgns.ch

15 www.instagram.com/lescouade.geneve/

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