Athlètes virtuels ou gamers ?

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Qu’est-ce que l’e-sport ?

« Isports » vous dites ? Késako ?

Les e-Sports, ou sports électroniques, sont des compétitions de jeux vidéo qui se jouent en solo ou au sein d’une équipe. Plateformes et jeux varient énormément mais les jeux les plus exploités sont notamment League of Legends (LOL), Counter-strike ou Overwatch. Si ces compétitions peuvent avoir lieu en ligne, ce sont principalement les « LAN-party », évènements qui accueillent les passionné(e)s de jeux vidéo pour des tournois, qui rencontrent un réel succès. On y retrouve les « gamers » les plus célèbres qui se sont souvent fait connaitre par le biais du streaming, pratique qui consiste à jouer en ligne tout en étant filmé et à attirer un maximum de spectateurs.
Extrêmement populaire en Asie et particulièrement en Corée du Sud, où il est considéré comme le deuxième sport national après le Baseball, l’e-Sport est un phénomène dont l’ampleur ne cesse de grandir et dont la médiatisation est toujours plus importante. Ainsi, une chaine de télévision française consacrée à l’e-Sport, ES1, a vu le jour en 2018 et des médias sportifs « classiques » tels que le journal l’Equipe ont mis en place des rubriques dédiées au sport électronique sur leurs plateformes en ligne.
En Suisse, l’e-Sport est plus récent et plus discret. On a vu récemment se créer une fédération suisse qui a pour but d’instaurer des règles similaires pour l’ensemble des clubs, à l’image des fédérations de football ou de hockey sur glace. Mais tous les membres de ces fédérations sont encore bénévoles et le développement de l’e-Sport sur le territoire helvétique se fait lentement mais sûrement.

Au niveau genevois, le club cantonal de Servette , qui a compris l’intérêt et le marché grandissant du jeu vidéo, a créé son équipe d’e-Sport il y a un an et demi. Celle-ci s’illustre déjà comme une des meilleures équipes au niveau suisse et est même arrivée, cette année, parmi les huit meilleures équipes européennes sur Rocket League, un jeu fantaisiste mêlant jeu de voitures et jeu de football. Nous avons rencontré Sébastien Frachet, responsable marketing et opération du Servette FC mais également responsable du projet e-sport de l’équipe. Totalement étranger au domaine il y a deux ans, il est aujourd’hui encore surpris des dimensions que prend l’e-Sport : « C’est assez dingue, nous avons compris l’intérêt et le marché qu’il y a derrière mais c’est vrai que des fois ça nous fait halluciner, c’est complètement démesuré ».

ONE FM, “Servette Gaming night”, [En ligne], consulté le 3 décembre 2018, URL : https://www.onefm.ch/loisirs/gaming/servette-gaming-night
Mais est-ce du sport ?

Une question de définition

La question semble simple voire anodine mais c’est pourtant un réel débat qui soulève à la fois le milieu des jeux électroniques mais également le monde sportif tout entier. Car si on trouve un nombre important de similitudes entre la pratique sportive « classique » et celle de l’e-Sport, tels que les entrainements intensifs, l’organisation de tournois ou la médiatisation importante des évènements, beaucoup refusent de catégoriser les compétitions de jeux vidéo comme du « vrai sport ». Parmi ces personnes, on retrouve Thierry Granturco, avocat spécialiste du droit du sport et du football, qui signe deux tribunes dans l’Huffington Post (1) en 2017, expliquant pourquoi, à son avis, les e-Sports ne sont tout simplement pas du sport. D’après lui, l’e-sport ne rentre pas dans la définition que propose la Charte européenne du sport, que tous les ministères des sports des pays membres ont adopté :« On entend par « sport » toutes formes d’activités physiques et sportives qui, à travers une participation organisée ou non, ont pour objectif l’expression ou l’amélioration de la condition physique et psychique, le développement des relations sociales ou l’obtention de résultats en compétition de tous niveaux. » (2)
Ainsi, dénué de réelle activité physique, le sport électronique ne pourrait être considéré comme un vrai sport.

Cependant, il est important de souligner que cela varie selon les définitions que l’on choisit de mettre en avant. En effet, dans l’article « Les Jeux vidéo compétitifs au prisme des jeux sportifs : du sport au sport électronique » (3) paru en 2016 dans la revue Sciences du jeu, le docteur en sciences du sport Nicolas Besombes fait un historique de la pratique sportive et de ses nombreuses tentatives de définition. L’auteur avance celle de Pierre Parlebas, sociologue français, qui décrit le jeu sportif comme une « situation motrice d’affrontement codifiée, dénommée « jeu » ou « sport » par les instances sociales ». Pour Nicolas Besombes, l’intérêt de cette définition est que le critère de l’effort physique est remplacé par la pertinence motrice, ce qui permet d’inclure des sports tels que le tir à l’arc, le curling, la pétanque ou le golf. Alors… pourquoi pas l’e-Sport ?

Un problème de santé publique

Tout cela se résumerait-il donc à un problème de choix de définition ? Pas seulement. Thierry Granturco ajoute que la reconnaissance de l’e-Sport comme un sport pose également un problème de santé publique : « Car si l’e-sport est un phénomène de masse, que faire de cette « masse » au regard de l’un des objectifs majeurs de notre politique sportive en France, qui est la lutte contre la sédentarité et les (nombreuses) maladies qui lui sont associées ? » (4). En effet, la reconnaissance de l’e-Sport comme un « vrai sport » par un Etat poserait problème car la pratique des jeux vidéo va à l’encontre des valeurs et enjeux sanitaires de lutte contre les maladies liées à la sédentarité. Lorsqu’on incite la population à « bouger » physiquement pour se maintenir en bonne santé, peut-on décemment mettre la pratique du jeu vidéo dans le même panier que des activités sportives telles que le basket-ball, la natation ou l’athlétisme ? Selon Sébastien Frachet, c’est là qu’on trouve toute l’utilité des fédérations, qui « travaillent avec les collectivités et les États pour justement encadrer ce sport. Elles rendent collective l’activité du jeu vidéo qui est plutôt solitaire en organisant des camps, des sessions, des après-midis et en sensibilisant les jeunes sur les risques pour éviter les dérives qu’on peut connaître sur les jeux vidéo. »

Et lorsqu’on lui demande si, dans l’équipe genevoise, on encourage la pratique d’une activité physique :
« Nous avons un partenariat avec un fitness, donc au même titre que les autres employés du Servette, ils ont accès à la même offre et nous les encourageons à aller faire du sport à côté. Nous avons également organisé des camps de vacances autour du jeu vidéo cet été. Pour nous, c’était important de ne pas enfermer les enfants devant un écran toute la journée à faire la même chose alors qu’il faisait beau dehors. Nous avons donc essayé de faire des activités, de faire du foot ou des trucs comme ça. Il faut trouver un juste milieu entre l’entrainement, pour les pros, et s’aérer un peu aussi. »
Servette n’est pas un cas à part. Dans le reportage d’Envoyé Spécial (5), diffusé sur France 2 le 26 avril 2018, on découvre deux joueurs professionnels, « Tonerre » et « Stephano » qui tous deux commencent leur journée par un footing matinal. Leurs journées sont rythmées, cadrées et ils ont conscience de l’importance d’avoir une certaine hygiène de vie pour être les plus performants possible dans leur domaine. À l’image des sportifs de haut niveau, « Stephano » surveille de très près son alimentation et explique notamment que, s’il mange trop à midi, sa digestion lui fera perdre entre 30 et 40% de vitesse lors de son entrainement de l’après-midi. On est donc loin de l’image du jeune vivant derrière son écran et négligeant sa santé en se nourrissant de « malbouffe ».

Une reconnaissance à double tranchant

Dès lors, si la pratique de l’e-Sport est compatible avec certaines définitions du sport et que, correctement encadrée, elle ne pose pas un problème de santé publique, qu’est-ce qui empêche encore de la définir comme « sportive » ?
Eh bien le milieu du jeu vidéo lui-même, selon Thierry Granturco. Dans sa tribune, l’avocat explique qu’il serait néfaste pour les joueurs tout comme pour les éditeurs de jeux vidéo, de reconnaitre officiellement l’e-Sport comme un vrai sport. D’ailleurs, certains de ses clients « gamers » ne pensent pas qu’il soit bénéfique pour eux et pour leur domaine d’obtenir cette reconnaissance.
En effet, actuellement, la pratique du sport électronique est considérée comme une activité ludique, c’est à dire qu’elle peut être pratiquée en tout liberté. Le sport, lui, est règlementé par une politique publique. C’est pour cela que, par exemple, tout le monde ne peut pas se déclarer professeur de sport car il faut avoir suivi une formation étatique pour enseigner une activité sportive. Dès lors, de nombreuses règlementations entraveraient la pratique du jeu.

D’autre part, cela signifierait que les compétitions seraient organisées sous l’égide d’une fédération, avec des règlementations précises, comme le fait, à titre d’exemple, la FIFA avec la Coupe du monde de football. Or actuellement, la majeure partie des compétitions sont organisées par les développeurs de jeux eux-mêmes. De plus, si les États reconnaissaient l’e-Sport de la même manière qu’ils le font pour le football ou le badminton, cela signifierait que les jeux vidéo deviendraient libres de droits. Deux arguments qui vont très certainement à l’encontre des intérêts financiers et marketing des entreprises de jeux vidéo. Pour Thierry Granturco, cette reconnaissance serait même « mortelle » pour le domaine de l’e-Sport.
Sébastien Frachet pense, quant à lui, que si on veut voir le sport électronique se développer comme un sport traditionnel, il est inévitable que les éditeurs de jeux perdront un peu de mainmise sur le marché. Cependant, comme vu précédemment, il est nécessaire, d’après lui, d’encadrer la pratique via des fédérations afin d’éviter les nombreuses dérives possibles.

LOL AUX JO ?

PALUMBO, A. (2018), « President of IOC says no to eSports Gamesat Olympics because of « Killer games promote violence », WCCFTECH [En ligne] :, mis en ligne le 4 septembre 2018, consulté le 2 décembre 2018, URL : https://wccftech.com/no-esports-games-olympics-killer-games/

Malgré l’opposition, nombreux sont ceux qui voudraient voir l’e-Sport se faire une place aux Jeux Olympiques. Et là encore, le débat est vif et contrasté. Si les jeux Asiatiques qui ont eu lieu à Jakarta en août 2018 ont inclus six compétitions d’e-Sport, le comité olympique n’en est pas encore là. Interrogé sur le sujet, Thomas Bach, président du CIO, est formel : l’e-Sport, tant qu’il promeut la violence et la discrimination, ne sera pas au programme des Jeux Olympiques. En effet, dans une conférence de presse donnée en avril 2018 à New Delhi, il explique que les « killer games », à savoir des jeux tels que League of Legends, Fortnite ou Overwatch, « sont contradictoires avec les valeurs olympiques et ne peuvent par conséquent, pas y être acceptés ». Et quant au fait que de nombreux sports de combat sont présents aux Jeux Olympiques, celui-ci explique que « chaque sport de combat tient ses origines d’un vrai combat entre plusieurs personnes mais que le sport en est son expression civilisée. Si dans un des jeux, vous devez tuer quelqu’un, ça ne peut pas être sur la même ligne que nos valeurs olympiques. » (6)
Pour l’instant, l’entrée de jeux considérés comme « violents » aux Jeux Olympiques semble donc compromise.

Une chose est sûre, si les jeux vidéo doivent entrer au programme des JO, cela ne se fera pas en 2024 à Paris. Dans une interview pour l’Equipe, Patrick Bauman, président de l’Association mondiale des fédérations internationales de sport, n’exclut pas des démonstrations d’e-sport lors des jeux en France mais explique qu’il est encore trop tôt pour que cela aille plus loin. Selon lui, il faudra encore beaucoup de temps pour que le milieu olympique ne se familiarise avec le phénomène e-Sport mais également pour que « le mouvement e-Sport comprenne comment fonctionne le mouvement olympique ». Néanmoins, il a conscience de l’ampleur et de l’importance que prennent les e-Sports et précise que « cela va faire partie de plus en plus de notre quotidien, que ça nous plaise ou pas » (7).

Pour Sébastien Frachet, un problème à souligner est le choix du jeu. A l’image du sport, qui représente une multitude de compétitions, l’e-Sport est constitué d’une large palette de jeux, même si on exclut ceux que Thomas Bach appelle les « killer games ». Quels sont les jeux qui seraient choisis ? Et pourquoi ? De plus, les jeux étant développés par des entreprises avec certains intérêts économiques, un problème de transparence peut également se poser. Quid de l’éventuelle influence des développeurs de jeu pour faire sélectionner leur jeu ? Encore beaucoup de questions à élucider avant de songer sérieusement à l’entrée de l’e-Sport aux Jeux Olympiques. Mais notre interlocuteur n’est pas forcément convaincu par du e-Sport dans le cadre des Olympiades telles qu’on les connaît :
« Intégrer un jeu d’e-Sport à côté d’une compétition d’athlétisme ou de vélo aux Jeux Olympiques ne fait pas trop sens. Après pourquoi pas ne faire un évènement à côté, les Jeux Olympiques d’e-Sports qui seraient un peu en marge. »

De grandes ambitions

Alors, sport ou pas sport ? Jeux Olympiques d’e-Sports ou pas de jeux du tout ? Des questions qui restent encore sans réponses précises. Cependant, dans son article, Nicolas Besombes semble essayer de trancher en faisant appel au concept de « para-sport » qui est une « pratique physique compétitive règlementée par un code de jeu relevant d’une instance supérieure autonome, déconnectée des organisations sportives reconnues comme légitimes » (8). Dans la catégorie des « para-sports », on retrouve notamment les X-Games, compétition de sports de glisse ou le Cliff Diving, circuit de plongeon de falaise organisé par Red Bull. Ainsi, l’e-Sport pourrait-il être un « para-sport » à défaut d’être considéré comme un sport traditionnel ? Cela semble encore plus complexe car, comme l’explique le docteur en sciences du sport, le développement et la professionnalisation du jeu vidéo ne semble se situer exactement dans aucune case particulière.

Une chose est certaine, le débat devrait animer la scène sportive encore quelque temps. Car même les plus réfractaires à considérer la pratique du jeu vidéo comme un « vrai sport » ne pourront ignorer que le domaine de l’e-Sport prend une ampleur toujours plus considérable. En effet, les évènements et compétitions autour du jeu vidéo ne cessent d’attirer plus de monde et les sommes en jeu sont toujours plus importantes. À titre d’exemple, en aout 2018 à Vancouver, The International, tournoi le plus important sur le jeu Dota 2, a offert à l’équipe gagnante plus de 11 millions de dollars (9). Bien que l’on soit encore loin des 31.7 millions touchés par la France cet été, au sortir de la Coupe du monde de football, la somme reste importante et ne cessera, sans nul doute, de grimper d’année en année. Alors même si la direction qu’il va prendre ces prochaines années reste un mystère, l’e-Sport a de toute évidence de beaux jours devant lui…

 

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