Au cours de l’été 1936, Endre Ernö Friedmann, un jeune photographe d’origine hongroise, rencontre peu de succès avec ses photographies des débuts de la guerre civile espagnole (1936-1939). Encouragé par Gerda Taro, une photographe allemande réputée avec laquelle il partage son désir de justice et d’aventure ainsi que son lit, il adopte le pseudonyme de Robert Capa, un nom plus attractif pour les médias occidentaux. En effet, c’est sous ce nom d’emprunt qu’il est reconnu comme l’auteur de « Mort d’un soldat républicain », la photographie d’un soldat anonyme à l’instant précis de l’impact par une balle ennemie, en date du 5 septembre.
Depuis l’automne 1936, le conflit espagnol avait attiré de nombreux écrivains et journalistes internationaux qui poursuivaient un objectif de défense des idéaux républicains de liberté1. C’est le cas du romancier américain Ernest Hemingway. Leurs chroniques et récits font surtout valoir la dimension épique du conflit selon l’ancien esprit romantique des batailles, ce qui condamne la réalité civile à l’arrière-plan : un nombre incalculable de décès, un pays détruit matériellement et psychologiquement, des milliards des réfugiés en chemin vers les frontières françaises. Ainsi, « Mort d’un soldat républicain », la photographie de Robert Capa, ne représente qu’un aspect de la réalité. Toutefois, dans la pellicule du photographe hongrois, comme dans celle de Gerda Taro, il y a aussi de la place pour les longues marches de réfugiés, ayant pour seules valises leurs quelques vêtements. De même, le paysage rural espagnol semble témoin silencieux de leur malheur. Les photographies de Taro et Capa, et plus de 300 clichés signés par des photojournalistes de l’agence indépendante Magnum, sont aujourd’hui les protagonistes involontaires de l’exposition « Exil » au Musée international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge de Genève, jusqu’au 25 novembre.
Le drame des réfugiés espagnols, le premier dans l’histoire occidentale à être immortalisé, est le point de départ chronologique de l’exposition. Au sein de l’exposition, les photographies de Capa, Taro et de David Seymour « Chim » inaugurent un exil qui mène le visiteur jusqu’à des conflits actuels, en Syrie, en Turquie ou encore en Grèce. « Il n’y a pas d’ordre fixe, et en tant qu’exposition interactive, « Exil » invite les visiteurs à prendre les photos entre leurs mains » nous indique la gardienne du musée. Sous la forme de briques manipulables, les photographies ne sont plus des éléments inaccessibles que les visiteurs observent à distance, mais des objets qu’on trouverait facilement chez soi. Une interpellation subtile au visiteur : au lieu de refléter un selfie pris lors de nos dernières vacances, les briques dessinent une autre réalité proche et à la fois lointaine qui ne laisse personne indifférent. Au verso de la brique, soit son auteur, lieu et date, soit une petite description des protagonistes, des groupes anonymes de migrants dont la nationalité est le seul identifiant. De retour à son étagère, la brique brise le silence qui règne dans la salle, une sorte de rythme particulier qui rappelle l’ancien « clic » des appareils photos analogiques. Avec ces derniers, une fois la photo prise, il n’y a pas de recul, mais uniquement l’avenir. Une histoire pour toutes les photographies ; une brique, donc un regard différent, pour chacune.
La photographie en couleur surpasse le classique blanc et noir ; les innovations technologiques permettent d’embrasser des espaces interdits ou infaisables dans le passé analogique : la mer, traditionnelle ennemie de la pellicule, est aujourd’hui un – tragique – scénario ; la nuit et l’obscurité, antithèses de la lumière, devenues témoins silencieux des fuites grâce au flash.
Les protagonistes de ces photographies ne regardent pas l’objectif de l’appareil, ils sont immortalisés en route, rien ne les arrête. Spontanées et imprévisibles, les photographies montrent un regard hors du temps et de l’espace ; l’exposition raconte un récit dont les mots deviennent banals, inutiles : le contexte surpasse le but artistique. Car selon le titre de l’exposition, celle-ci est l’histoire de l’exil qui toutefois pourrait aussi être l’histoire du mouvement, un mouvement perpétuel qui ne prévoit aucun arrêt. Un mouvement d’une autre époque que la plupart des protagonistes effectuent encore à pied, après avoir payé des milliers de dollars pour traverser quelques kilomètres dans un bateau de fortune ; un trajet que nous, les visiteurs de l’exposition « Exil », nous faisons en vol pour maximum 200 CHF.
Malgré le décalage de 82 ans entre le début de la guerre civile espagnole et aujourd’hui, le déroulement de l’histoire de l’exil n’avance pas, comme le mélange des photographies de l’exposition nous le rappelle subtilement.
Personne n’arrive à écrire sa dernière page.
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