Le genre s’invite dans les noms de rue : le sexisme ou le don de l’ubiquité

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« 5% de rues au nom féminin par rapport à 95% de rues au nom masculin[1]. »

Ce n’est guère une spécialité genevoise au même titre que le gratin de cardons, mais bien une pratique répandue. Dans le chef-lieu du canton de Vaud, c’est à 97,2% que les hommes sont honorés dans les rues. Ce n’est pas plus une particularité suisse : en France, une enquête de l’ONG Soroptimist dévoile que sur 63500 rues françaises, seules 2% portent le nom d’une femme[2], à Paris plus précisément 90% des rues sont masculines[3], à Montpellier 97.5%[4]. À Montréal, c’est plus de 94%[5], à Rome, 97,65%[6].

Les noms de rue parlent, et leur discours remet en cause celui des « sociétés plus égalitaires » par référence aux sociétés occidentales.
Marie Brechbuhl, Marguerite Champendal, Madame de Staël – dont le prénom est moins important que l’état civil – Isabelle Eberhardt. Des noms à peine visibles parmi les Gustave Ador, Philibert Berthelier, James Fazy, Isaac Mercier, Bovy-Lisberg, Henri Dunant, Daniel Baud-Bovy et ces autres hommes entre lesquels sillonne innocemment la population genevoise.

Et l’on ne saurait expliquer la masculinité des noms de rue du fait d’une sous-représentation féminine dans le milieu du travail à la fin du 19e siècle. En effet, certains hommes à qui l’on a plus tard accordé le nom d’une rue étaient issus du monde artistique[7]. Pourtant, si nous pensons au cliché sexiste femme-artiste et homme-scientifique, nous comprenons bien que ce n’était pas qu’une question de fonction mais aussi de sexe. Ce cliché prétend que les femmes sont naturellement plus douées pour des carrières artistiques que pour des métiers techniques, manuels, ou pour les sciences dures[8]. Une réalité est que « les lycéennes vont davantage choisir des professions telles qu’institutrices et des métiers dans les professions médicales et sociales[9] », tant la division sexuée a été intériorisée par les filles comme par les garçons, selon une étude menée par Bosse et Guégnard. Ces choix de carrière professionnelle stéréotypés sont engendrés par une formation et un environnement scolaire ou académique fortement marqué par le sexisme[10].

unnamedLes noms de rue parlent, et ils parlent aussi de l’histoire, permettent de retracer le passé de la ville, d’en souligner la gloire. Les femmes ne sont-elles donc pas capables d’actes de notoriété, ne méritent-elles pas de passer, elles aussi, à la postérité, ou ne le devraient-elles pas ? C’est ce que semble rappeler chaque promenade dans la ville au jet d’eau.
En effet, les quelques femmes citées en début d’article se sont distinguées pour leur talent d’éducatrice, d’écrivaine, ou pour avoir été « la première femme à… ». Marie Brechbuhl a même été décrite comme « femme […] de cœur aimant ». Le général Guisan ne se serait sans doute pas vu affublé d’un tel qualificatif, spécialement dédié à la douceur féminine, que rappellent ces femmes au cœur tendre telles Jeanne d’Arc, Chennamma (reine rebelle en Inde, ayant mené une révolte armée contre la Compagnie britannique des Indes orientales), ou Gabriela Silang – dite la Generala, qui mena aux Philippines une révolution contre l’occupant espagnol.

Gustave Ador (homme politique suisse), Besançon Hughes (membre du Grand conseil à Genève) n’ont-ils pas leurs homologues féminins ? Des noms intéressants se retrouvent pourtant dans les archives cantonales : Jacqueline Berenstein-Wavre – politicienne socialiste, membre du législatif et cantonal de Genève, présidente de l’Alliance des sociétés féminines suisses, fondatrice du Collège du travail, une des initiatrices de l’article constitutionnel sur l’égalité des droits entre hommes et femmes – semblait une bonne candidate. Le Conseil municipal – composé d’hommes à 65%[11] – en a toutefois décidé autrement. Et qu’en est-il de Carla Del Ponte (procureure fédérale, entre autres), Yvette Jaggi (politicienne socialiste, membre du Conseil national, du Conseil aux États, du Conseil municipal de Lausanne, syndique de Lausanne) ? Et au-delà des frontières suisses, ont vécu et vivent de talentueuses femmes telles Frida Kahlo (artiste peintre mexicaine), Wangari Maathai (professeure et militante écologiste kenyane), Eva Perón (actrice et femme politique argentine), Alexandra David-Néel (orientaliste, tibétologue, cantatrice, journaliste, écrivaine et exploratrice franco-belge[12]), Rosa Parks (femme afro-américaine engagée dans la lutte contre la ségrégation), Huda Shaarawi (pionnière du féminisme égyptien et militante nationaliste)[13].

Pourtant, « [la ville] appartient aux hommes[14] », affirme le géographe Yves Raibaud dans un entretien accordé au journal Le Monde. Les rues où nous retrouvons une concentration de femmes – ou de représentations de femmes – sont en fait souvent destinées aux hommes (quartiers de prostitution), et les lieux dominés par les hommes nécessitent parfois de réserver une journée pour la population féminine – c’est en effet la démarche qu’a adoptée la Ville de Genève à l’occasion de la Journée de la Femme, le 8 mars 2014[15] –  à la manière de fragiles êtres qu’il faudrait protéger, presque « paterner ». Si cela contribue à la visibilité des femmes dans l’espace public – but visé par cette initiative – il faut être prudent dans l’image que cela peut renvoyer de la femme.

Tout d’abord, la sous-représentation féminine ne s’exerce pas de manière isolée au sein d’espaces généralement pensés masculins. Yves Raibaud écrit que « les femmes ne font que traverser l’espace urbain, elles ne stationnent pas[16]. » Le harcèlement de rue, généralement intériorisé par les femmes et banalisé, explique ces « déplacements fantômes », où non seulement s’attarder revient à se faire agresser, mais simplement se déplacer provoque des remarques sexistes de la part de certains congénères masculins (plusieurs vidéos ont été faites pour constater cela[17]). C’est donc bien l’espace urbain dans toutes ses déclinaisons qui est profondément déséquilibré, « androcentré » d’après les sociologues. Par conséquent, au travers de la nominalisation extrêmement masculine des rues, lesquelles quadrillent l’espace public, le phénomène de sexisme au sein de cet espace se trouve renforcé et banalisé.

Enfin, la Ville de Genève dont émane l’initiative de la Journée de la Femme, est évidemment majoritairement masculine[18]. A l’instar du Conseil municipal responsable de décider du nom des rues.

Somme toute, si l’on est encore très loin de la parité, force est de rappeler que des initiatives, telle que la motion déposée en février 2016 au Grand conseil pour « davantage de rues aux noms de personnalités féminines[19] », voient le jour et contribuent à redonner de l’espoir en ce monde très majoritairement masculin et masculinisé.

Pour aller plus loin…

« Combattantes », L’histoire par les femmes. URL : https://histoireparlesfemmes.com/category/aventurieres/combattantes/

DEJARDIN-VERKINDER, Aymeric. « Le PS féminise des rue genevoises au nom de l’égalité », Tribune de Genève (TDG), 10.04.2015. URL : http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Le-PS-feminise-des-rues-genevoises-au-nom-de-l-egalite/story/26046422

DE LINARES, Chantal. Collectif Rapports de sexe, rapports de genre. Entre Domination et émancipation. Revue VEI enjeux, n° 128, mars 2002. In: Agora débats/jeunesses, 29, 2002. Des pratiques artistiques des jeunes. pp. 133-137. URL : www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_2002_num_29_1_2029_t15_0133_0000_2

FRANK, Christian. « Liste des rues de Genève », Evous, 12.10.214. URL : http://www.evous.ch/Liste-des-rues-de-Geneve,702404.html

GIRAUT, Frédéric, « contre la sous-représentation des femmes dans les noms de rues : géopolitique d’une mobilisation contemporaine multiforme », https://neotopo.hypotheses.org/44,  27.03.2014

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