Le nucléaire en Suisse, 40 ans de débat

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Les sources du nucléaire, la guerre

Même si la découverte de la radioactivité date du 19e siècle, les avancées techniques permettant l’utilisation de la fusion ne se finalisent que durant la Seconde Guerre mondiale. Le but est clair : développer une arme nouvelle permettant une destruction encore plus vaste que ce que les outils précédents permettaient afin de gagner la guerre.1 Le travail scientifique s’effectue des deux côtés de l’Atlantique. Il débouche avec les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945) qui permettront de mettre fin aux hostilités violentes.

« Ce n’est qu’à partir de 1969, date de l’accident de Lucens  (une centrale réputée infaillible), que l’opinion populaire commence à douter »

Le monde est stupéfait : il entre dans une nouvelle dimension où la destruction artificielle de l’humanité toute entière est désormais possible. La Suisse n’échappe pas à cette indignation.

Malgré ces querelles, la suite n’est guère réjouissante. La Guerre froide y succède et n’arrange rien au problème en accentuant le développement des armes nucléaires. Notre terre helvète en perd même son principe de neutralité : « Le Conseil fédéral discuta de ce thème [acquisition de la bombe atomique] en 1955 et conclut que, malgré le caractère amoral de l’arme nucléaire, ce pourrait être un moyen adapté aux besoins de la défense nationale. »2 Face à cette situation désormais publique, des manifestations se forment contre l’acquisition de la bombe atomique par la Suisse. Une nouvelle culture de la contestation se développe.3

Consécutivement, un nouveau parti politique cristallise ces contestations. Ce sont les Verts. Ils se fondent bien plus tard dans les années 80 en réaction aux nombreux projets de construction de centrales nucléaires. Un certain nombre de militants de ce nouveau parti viennent de mouvements antimilitaristes qui voient communément un problème dans l’énergie nucléaire à des fins civiles.4

Centrales nucléaires ? Un projet d’avenir

Parallèlement à la conquête de l’arme nucléaire qui débute secrètement dès 19455, le Conseil fédéral décide de promouvoir l’énergie nucléaire civile6. Dès lors, les avancées techniques se font rapidement grâce, notamment, à la porosité dans l’élaboration entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil (le processus permettant de développer l’énergie en question est sensiblement équivalent. Il s’agit dans les deux cas d’enrichir de l’uranium. Seul le degré d’enrichissement est différent.)7 Dès le début des années 60, plusieurs projets de centrales nucléaires sont émis. Nous sommes témoins du développement de l’énergie atomique en Suisse.

La centrale de Lucens est la première à être mise en service en 1968. La plupart de la population Suisse voit ces progrès d’un œil optimiste. Les opposant-e-s au nucléaire militaire ne critiquent pas l’usage de cette même énergie dans le domaine civil. La construction des centrales de Mühleberg et de Beznau se passe sans peine. Preuve en est lors d’une conférence à l’ONU sur l’énergie atomique à des fins pacifiques, il est dit, en parlant de ces deux centrales qu’ « aucune opposition d’un poids quelconque ne se fit sentir en l’occurrence, que ce soit au voisinage immédiat des emplacements prévus pour ces installations ou au sein de la population en général. »8 Les grands médias n’y voient également aucun problème. En parlant de la centrale de Lucens, la RTS parle de « marche vers l’avenir »9, avec un arrière fond de musique réjouissante.

Du début de la contestation

Ce n’est qu’à partir de 1969, date de l’accident de Lucens  (une centrale réputée infaillible), que l’opinion populaire commence à douter. Dès lors, la notoriété du nucléaire ne fera que s’étioler.

Le mouvement antinucléaire suisse prend réellement forme le 1er avril 1975, lorsqu’une foule de manifestant-e-s convergent à Kaiseraugst10. Les activistes s’installent sur l’espace dédié à la construction de la centrale, une zone sismique. Avec succès, car la centrale ne restera qu’au stade de projet, abandonné treize ans plus tard. Au final, 15’000 personnes se seront mobilisées entre le 1er avril et le 14 juin de cette année. Ce mouvement contestataire est intéressant car il symbolise la capacité du peuple à faire entendre sa voix de manière pacifique contre le gouvernement et les investisseurs nucléaires. La lutte contre le nucléaire civil suisse s’éveille.11

S’ensuit en 1977 la marche de Pentecôte, entre Kaiseraugst et Gösgen, dans le canton de Bâle. Les manifestant-e-s, au nombre de 7000, réclament l’arrêt du programme nucléaire pendant 4 ans.12

D’un point de vue plus local, la population genevoise refuse nettement de construire une centrale à Verbois. Le projet est par conséquent abandonné deux ans plus tard. Cette renonciation a conforté la volonté du peuple suisse à explorer davantage les énergies renouvelables.13

L’impact des catastrophes nucléaires

S’il est des événements qui ont grandement influencé la perception du nucléaire, c’est bien les catastrophes que l’utilisation de l’atome a engendré. Bien plus médiatisée, la question de l’emploi du nucléaire revient au centre des débats. Que ce soit Tchernobyl ou Fukushima, la résonnance de ces catastrophes est mondiale. La vague de peur qui submerge l’Europe est similaire à la vague radioactive qui arrive jusqu’en Suisse en 1986. Notre pays ne connaissait que peu ou pas la centrale ukrainienne et découvre ainsi réellement les dangers liés au nucléaire. Le nuage radioactif est à peine éloigné de nos contrées qu’une foule de 20’000 à 30’000 personnes se pressent à la centrale de Gösgen, dans le canton de Soleure. La question de l’arrêt du nucléaire est à nouveau d’actualité.14

Le même phénomène se produit lors de la catastrophe de Fukushima en 2011. 20’000 manifestant-e-s marchent alors vers Beznau (AG) réclamant la sortie anticipée du nucléaire15. Ces deux manifestations sont les plus importantes dans le genre, preuve que ces catastrophes ont donc joué un rôle majeur dans la perception du nucléaire. La réaction directe à ces catastrophes ajoute un plus émotionnel. En effet, la peur peut jouer un grand rôle dans ce genre de thématique. Peur qui apparemment faiblit : l’année après la catastrophe de Fukushima, ils ne sont plus que 8000 à manifester à Mühleberg (BE)…16

Parallèlement, ces catastrophes engendrent plusieurs initiatives qui seront toutes refusées. La première, en 1990, « sortir du nucléaire » mise en place à la suite de Tchernobyl est rejetée à 52,9%17. Nouvel échec en 2003 « Sortir du nucléaire – Pour un tournant dans le domaine de l’énergie et pour la désaffectation progressive des centrales nucléaires »18. Les deux initiatives sont assez largement refusées, jugées précipitées.19

Nouvelles données, nouvelle direction ?

Nous pouvons croire que la votation vers laquelle nous nous dirigeons n’a pas lieu d’être vu les nombreux scrutins antérieurs qui ont tous légitimé l’usage de l’énergie nucléaire en Suisse. Cependant, l’histoire n’étant pas fixe, certaines mutations sont apparues. Le nucléaire n’est plus tant perçu comme un progrès à proprement parler. À en voir les opposant-e-s, beaucoup ne contredisent pas ce point20. Nous assistons également depuis peu à l’avènement de nouvelles énergies renouvelables. La rentabilité de ces dernières ne fait que de s’améliorer. Il y a dix ans, les alternatives à la sortie du nucléaire n’étaient pas aussi convaincantes qu’aujourd’hui.

La donne a-t-elle changé cette année ? Nous le saurons le 27 novembre.

Des mobilisations pas si inutiles

Ce qui est sûr, c’est qu’un grand nombre de citoyen-ne-s, se sentant directement en danger par le nucléaire, n’ont pas attendu avant de se révolter contre la construction de nouvelles centrales. Souvent opposées à de grands groupes financiers, certaines victoires, émanant des protestations populaires, ont eu lieu. Obligé de se soumettre aux fortes mobilisations locales, l’Etat a renoncé à construire une Suisse entièrement basée sur le nucléaire. Elle se limitera à 5 centrales. Sans les contestations antérieures, la dépendance à cette énergie aurait été encore plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui. La part fournie par le nucléaire dans la totalité des énergies consommées, à savoir un tiers, pose déjà de nombreux problèmes aux initiant-e-s qui doivent convaincre de la fiabilité des alternatives proposées.

Pouvons-nous, par conséquent, dire que la force des citoyen-ne-s a rendu possible une éventuelle acceptation de la sortie programmée du nucléaire, symbole de lutte finale pour les nombreu-x-ses révolté-e-s de la première heure ?

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