Les historiens israéliens, première ligne de défense de la Résistance palestinienne

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Les discussions autour du conflit israélo-palestinien font souvent naître des représentations assez caricaturales propres à la perception que l’on se fait en général d’un conflit. D’un côté, il y aurait un agresseur et de l’autre un agressé ; d’un côté des méchants et de l’autre des gentils. Ce genre de représentations donne souvent une grille de lecture limitée qui ne nous permet pas de comprendre la complexité de la réalité. Or, on oublie que les acteurs sont souvent loin d’être des entités bien unies, qui agissent d’un seul bloc. Plusieurs formes de résistances se sont développées dans les groupes d’actions palestiniens. De la même manière, l’appréhension de la situation varie fortement chez les Israéliens, comme le témoigne la pluralité des positionnements dans l’arène politique.

S’il est compréhensible, bien que regrettable, qu’un politique ait une vision manichéenne et réductrice de la réalité pour servir ses intérêts, il l’est beaucoup moins pour un chercheur. Néanmoins, loin d’être des outils de propagandes sionistes, certains historiens israéliens se montrent très critiques à l’égard des politiques de leur propre pays sur la question des réfugiés palestiniens.

Ainsi, le problème des réfugiés palestiniens a suscité des controverses chez les historiens israéliens. Éclaircir une telle question permettrait de mieux saisir la complexité d’un problème qui dure depuis près de soixante ans. Tout outil qui permet de mieux comprendre un phénomène donne également les moyens de déconstruire les mythes autours de ce phénomène et sert  ainsi les causes qui les combattent. Revenons d’abord sur la manière dont le problème des réfugiés est né, pour ensuite mieux comprendre comment les controverses chez les historiens israéliens sont apparues.

 

La naissance du problème des réfugiés palestiniens sur le terrain

L’objectif ici n’est pas d’éluder les faits d’armes israéliens. Il s’agit simplement de montrer que le problème des réfugiés palestiniens a été accentué à la fois par la composition de la société palestinienne avant l’invasion et par une situation de blocage sur la scène internationale.

En plus des faits d’armes israéliens, la nature même de la société palestinienne avant 1948 est un des éléments centraux pour comprendre l’apparition d’un tel phénomène aussi rapidement. En effet, comme le soulève Kodmani, cette société était très centralisée autour d’une petite élite de notables à la tête du pays (1997, 19). Lorsque ceux-ci s’exilèrent dès 1947, « la population, majoritairement rurale, s’est trouvée privée de dirigeants » (Kodmani, 1997, 19). Cette première vague de migrants était la plus petite (entre 800 000 à 900 000 personnes), mais pour cette raison elle a été sans doute la plus déterminante pour le sort des Palestiniens.

 

Les difficultés dans les négociations internationales

La plupart des États impliqués dans le problème des réfugiés ont une vision des relations internationales basée sur la realpolitik[1]. Autrement dit, ils vont tout faire pour préserver leur intérêt propre qui est parfois divergent les de ceux des autres, d’où une situation de blocage des négociations menant à la résolution du problème. Ainsi, les acteurs vont favoriser les études académiques qui vont dans le sens de leurs intérêts.

Tout d’abord, pour Israël il est impensable d’avoir une importante population arabe en son sein, alors que les pays arabes lui font la guerre tout autour. Pour le gouvernement israélien, il y a donc deux arguments principaux évoqués par Kodmani (1997). Le premier consiste à dire que l’intégration des Arabes ailleurs est la seule solution viable, car l’effondrement de la Palestine montre l’échec de la cohabitation de deux peuples sous le même État. Le second argument est plus pragmatique car il se réfère à l’accélération de l’immigration juive vers Israël qui est devenue considérable dès 1949. Ce qui rend le retour des Palestiniens encore plus difficile, car l’État juif a déjà du mal à accueillir le flux de migrants quotidien.

Les pays arabes, de leur côté, profitent du durcissement de l’attitude d’Israël pour demander des contreparties dans les négociations internationales, afin d’accueillir les réfugiés. Les États stables et riches de la région refusent d’accueillir les réfugiés même contre de l’argent alors que la Jordanie est la première à les accueillir.  De là, on peut soupçonner des intérêts autres que ceux affichés dans les négociations. Certains auteurs parlent d’un pacte secret entre l’Israël et la Jordanie qui aurait visé initialement à empêcher la création d’un État palestinien (S. Flapan, cité dans Schlomo, 2004, 149).  D’autres, comme Kodmani, évoquent le refus des pays arabes d’accueillir des migrants comme une stratégie de pression sur Israël (1997, 15-16). Mais en parallèle, de 1950 à 1980, la montée en puissance de l’influence de l’URSS dans la région conduit à l’accélération de l’intégration des réfugiés qui impose la prise de décisions qui répondent avant tout à des impératifs stratégiques dans le cadre de l’affrontement des deux blocs. Aucune solution durable n’est donc trouvée.

Tout travail historiographique qui visait à dépasser cette grille de lecture était donc minorisé par les gouvernements. Ainsi, les controverses au sein des universités israéliennes n’apparaissent que tardivement.

 

Le début tardif des controverses chez les historiens israéliens

De manière générale, il est important de bien comprendre que l’historiographie produite par les protagonistes est souvent biaisée par des visions complètement différentes des mêmes faits. Comme le fait remarquer Avi Shlaim, « les Palestiniens voient les Israéliens comme des conquérants et se considèrent comme de véritables victimes » alors que « les Israéliens, vainqueurs de la guerre de 1949, l’ont appelé guerre d’Indépendance » (Shlaim, 2004, 162).

Comme le rappelle Sand, la critique de l’historiographie israélienne a lieu dès les années 1960, mais elle ne se développe véritablement que vers 1990, lorsque les départements d’histoire israélienne commencent à s’ouvrir (2004, 144).  En effet, avant cela, l’histoire israélienne était en majeure partie détenue par le département de Jérusalem qui refusait la vision universalisée de l’Histoire et ainsi séparait les cursus d’Histoire générale, d’Histoire du Moyen-Orient et d’Histoire juive (Sand, 145-146).

Cette séparation a été remise en cause dans les années 1980 avec l’apparition de plusieurs facteurs, dont l’augmentation du PNB, la réduction de l’emprise étatique sur la production culturelle, la multiplication des institutions et acteurs culturels, mais également et surtout l’ouverture des archives et l’arrivée du Likoud au pouvoir en 1977 qui menait une politique plus libérale (Sand, 147). La signature de la paix avec l’Égypte a également permis une plus grande acceptabilité des travaux nationaux critiquant la politique israélienne dans la mesure où les tensions régionales commençaient à s’apaiser, ce qui a donné un plus grand souffle pour les critiques internes.

Ce contexte a permis l’émergence d’une véritable émulation des débats — entre historiens israéliens,  « intellectuels de l’extérieur », regroupés sous le nom de « nouveaux historiens israéliens » mais aussi grâce à beaucoup de sociologues non assujettis à la même coercition que les historiens — autour de la question des réfugiés qui peuvent être regroupés en trois points.

 

Les circonstances de la guerre, l’exil et le « complot arabe » comme points de controverse

Tout d’abord, les circonstances de la guerre de 1948 et ses conséquences constituent un premier pôle de discussions important. En effet, la version officielle de la guerre qui a longtemps prévalu était proche du mythe fondateur : les Juifs sont dépeints en victimes qui étaient en position de légitime défense contre des Arabes plus forts, plus nombreux et mieux équipés (Schlaïm, 2004, 162). Cette version commence à être remise en cause, en partie grâce aux déclarations du Likoud qui admet que la guerre contre le Liban était planifiée et ne relevait pas d’un impératif. Ainsi, on sait aujourd’hui – notamment grâce au travail d’historiens israéliens – que les Juifs n’étaient pas moins nombreux et même mieux équipés que les Palestiniens.

Ensuite, la question de l’exil des Palestiniens fait aussi controverse. Jusqu’à présent les historiens sionistes défendaient la thèse d’un départ volontaire. Or, de nombreux auteurs israéliens (Simha Flapan, Benny Morris, Tom Segev, Ilan Pappé et Avi Shlaïm) défendent aujourd’hui l’idée que même si certains on choisi la voie de l’exil (notamment la première vague de migration dès 1947), la majorité en a été contrainte soit par la peur, soit directement par la force mise en œuvre par les diverses milices sionistes (la légion juive, la Haganah, le groupe Stern, l’Irgoun) (Schlaïm, 150).

Enfin, l’hypothétique « complot » des États arabes pour détruire Israël constitue le troisième point de controverse majeure. La propagande sioniste de l’époque avait développé une théorie de « complot arabe » contre Israël, néanmoins aujourd’hui, beaucoup d’auteurs israéliens s’accordent sur une désorganisation des forces arabes qui n’avaient pas de projet précis (Schlaïm, 2004, 165 voir aussi Simha Flapan et Tom Segev). Comme nous l’avons déjà évoqué, il y aurait même eu des liens entre Israël et certains États arabes pour se partager la région (le pacte secret avec la Jordanie). Et contrairement à ce que la doctrine officielle disait, c’est Israël qui aurait retardé les accords de paix. Cette thèse est argumentée dans les années 1999 notamment par Benny Morris (1999) et Avi Shlaim (2000) grâce à l’analyse d’une théorie à l’origine développée par Z. Jabotinsky en 1923.  Ce dernier prédisait deux étapes à la construction d’Israël : la première était celle « du mur de fer » qui visait à se protéger derrière une défense forte et à ne pas céder aux négociations, jusqu’à — et ici vient la deuxième étape — ce que les pays arabes ne soient plus assez forts pour peser dans les négociations face à une Israël déjà solidement installée (Schlaïm, 2004, 166). Ainsi, comme le montre beaucoup d’auteurs israéliens, l’État hébreu avait tout intérêt à retarder les accords de paix tant que ses voisins et ennemis n’étaient pas suffisamment faibles. C’est une stratégie classique qui consiste à utiliser les victoires militaires pour faire peser plus lourdement sa voix sur la table des négociations.

En somme, le problème des réfugiés palestiniens émerge dans un contexte de blocage international qui ne fait qu’accentuer la situation de déliquescence d’une société ayant perdu ses dirigeants. De là, émergent des controverses historiques grâce à l’apparition d’un contexte structurel favorable à la critique. Une controverse qui, à défaut de servir directement la cause de la Résistance palestinienne, remet en cause une partie important des mythes fondateurs du projet sioniste. Néanmoins, c’est parce que ces controverses viennent de l’intérieur qu’elles ont un potentiel de déconstruction plus puissant que n’importe quelle critique externe qui serait soupçonnable d’être hétérogène à la compréhension subjective de la problématique israélo-palestiniennne.

 

Pour aller plus loin :

Des textes plus récents des nouveaux historiens

  • Ilan Pappé, History of Modern Palestine: One Land, Two Peoples, Cambridge University Press, 2003.
  • Avi Shlaïm, The Iron Wall: Israel and the Arab World, 2001.
  • Idith Zertal, Israel’s Holocaust and the Politics of Nationhood, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 (traduction française : La nation et la mort : La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, Paris, Éditions La Découverte, 2008)
  • Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008.

 

Des auteurs qui critiquent les nouveaux historiens

  • Jonathan Isacoff, Writing the Arab-Israeli Conflict: Pragmatism And Historical Inquiry, Lexigton Books, 2006.
  • Sébastien Boussois, Israël confronté à son passé : Essai sur l’influence de la « Nouvelle Histoire », L’Harmattan, 2007.
  • Yoav Gelber, Nation and History: Israeli Historiography Between Zionism and post-Zionism, Londres, Vallentine Mitchell, 2011.
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2 réponses à “Les historiens israéliens, première ligne de défense de la Résistance palestinienne”

  1. Avatar de Frédéric Alexandre Joshua
    Frédéric Alexandre Joshua

    Très vrai, même avant la fondation de l’état du nouvel Israël le savant juif allemand Viktor Klemperer accusait dans Lingua Tertii Imperii (mais publié seulement dans les 90′) le primo-sionisme viennois d’avoir servi d’assise aux théories antisémites à l’origine du nazisme – qu’il considérait comme une idéologie viennoise et non allemande.

    Notons d’ailleurs que les juifs d’Allemagne étaient, grâce à la législation Bismarck, une des communautés juives les mieux intégrées en Europe, jusqu’à ce qu’un autrichien s’en mêle…

    Enfin, notons l’influence dans ses affaires de la banque d’Israël Leumi, accusée d’avoir profité des fonds en déshérence des déportés au profit des Rothschild.

  2. Avatar de Frédéric Alexandre Joshua
    Frédéric Alexandre Joshua

    Tout ça pour dire que la politique anti-palestiniens correspond gravement à la Shoah.

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