Que penser du RBI d’un point de vue économique ? Interview.

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Le revenu de base inconditionnel est l’un des objets de vote sur lesquels le peuple suisse devra se prononcer le 5 juin prochain. Cette initiative populaire récolte à la fois l’approbation idéelle de certains mais aussi une forte critique de la classe politique.

Topo a posé quelques questions à Milad Zarin, professeur ordinaire d’économie politique à l’Université de Neuchâtel et professeur invité à l’Université de Genève.

En plus d’avoir répondu à nos questions, il replace le débat global du revenu de base dans un préambule que nous publions de manière complète et non modifiée.

 

« Economiquement, on peut trouver des arguments en faveur d’un revenu de base universel touché par tout le monde et sans condition (quoique d’un montant nettement moins élevé par rapport à celui envisagé dans le projet actuel). Pour simplifier, on peut considérer une telle allocation comme une sorte de « dividende » de la prospérité d’une nation. Les résidents y auraient droit, même sans travailler, pour diverses raisons. Par exemple, pour produire, l’appareil économique puise dans les ressources (naturelles) non renouvelables qui appartiennent à tous. Aussi, les individus sont des consommateurs des biens et services produits par les entreprises et contribuent par ce biais à leur développement. Vue sous cet angle, la problématique du RBI n’est pas très différente de celle du « seigneuriage » encaissé par la banque centrale grâce au monopole d’émission de la monnaie fiduciaire légale (billets) et qui devrait revenir d’une manière ou d’une autre à la population qui fait circuler cette monnaie. En Suisse, les parts du bénéfice de la BNS versées chaque année aux cantons et à la Confédération correspondent en gros à ce reversement. Donc on peut trouver une justification théorique à un revenu de base inconditionnel. Il est étonnant de constater que les initiants du RBI ne défendent pas leur projet sous cet angle et fondent leur argumentaire principalement sur des positions idéologiques.

Rappelons que l’idée d’un revenu universel n’est pas nouvelle (on peut se référer, par exemple, à l’ouvrage de Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs intitulé Allocation universelle paru en 2005 auprès des éditions La Découverte). Elle est intéressante à plus d’un titre et mériterait d’être expérimentée à une échelle réduite en utilisant la méthodologie idoine (appelée « essais cliniques randomisés ») avant d’être éventuellement généralisée à une plus grande échelle. De telles expérimentations sont actuellement en cours ou envisagées, notamment aux Pays-Bas et en Finlande. Au Canada, on évalue rétroactivement les effets d’une expérience menée dans les années septante dans la province de Manitoba. »

 

Topo : Au sujet du financement, les initiants suggèrent de regrouper certaines prestations sociales inférieures au montant du revenu de base dans celui-ci et de taxer les paiements électroniques à hauteur de 0,05%. Que pensez-vous de ces propositions ?

Milad Zarin : Le RBI ne peut pas remplacer la plupart des prestations sociales (ex. allocations d’assurance-chômage) qui devront donc continuer d’être versées en plus du RBI aux personnes y ayant droit. Donc le système actuel, déjà complexe car il prend en compte les situations individuelles, ne serait certainement pas simplifié avec l’introduction du RBI. Cela constituerait plutôt un facteur de complexité supplémentaire.

Dans l’économie globalisée d’aujourd’hui et compte tenu des possibilités offertes par les nouvelles technologies, se lancer seule dans l’imposition des transactions électroniques ne peut que se solder par un échec car une telle mesure serait facilement contournable. Donc le résultat ne peut être qu’un flop au niveau des recettes espérées avec en prime des conséquences néfastes pour l’économie qui iraient bien au-delà du simple financement du RBI.

 

Topo : En considérant la volatilité des facteurs économiques, vous semble-t-il possible de créer une loi d’application applicable sur le long terme ?

M.Z : Le montant du RBI devrait être adapté régulièrement en fonction de l’évolution de l’économie. En plus, comme il est difficile de lier objectivement une telle allocation à un indicateur économique tel que le revenu national par tête, son montant serait le résultat du rapport de force politique. On peut imaginer, par exemple, des fluctuations suivant les résultats des élections fédérales. Ce serait alors plutôt paradoxal pour un système dont le principal objectif est de procurer une assise financière stable aux individus et ménages en situation de précarité.

 

Topo : Dans quelle mesure le RBI est-il intégrable à l’économie de marché actuelle? Constituerait-il une relance de l’économie ?

M.Z : En principe, le RBI est intégrable à l’économie de marché. Le problème de fond avec le RBI tel qu’il est proposé est que cette mesure décourage le travail et l’investissement dans le capital humain. Or, le travail qualifié est le facteur de production dont l’économie suisse a le plus besoin et qu’elle doit surtout faire venir de l’étranger. Compte tenu de la difficulté de poursuivre la libre circulation de la main-d’œuvre avec l’UE suite au vote du 9 février 2014, on devrait plutôt chercher des solutions pour inciter la main-d’œuvre (locale) inactive à intégrer le marché du travail, par exemple encourager les personnes (surtout les femmes) exerçant des activités à temps partiel à accroître leur offre de travail ou encore les travailleurs « seniors » à prolonger leur durée d’activité.

Le RBI ne constitue pas vraiment une relance de l’économie. Ce que l’Etat verse d’une main, il doit retirer de l’autre pour financer le système tout en risquant de tuer la poule aux œufs d’or. D’ailleurs, qui a dit que l’économie suisse avait besoin de relance conjoncturelle ? C’est une des rares économies dans le monde industrialisé à avoir très bien résisté à la crise économique récente. Notre taux de chômage est parmi les plus faibles du monde occidental. Le seul véritable problème (macro-économique) de l’économie suisse est sa faible croissance réelle sur le long terme, due avant tout à la faiblesse des gains de productivité, notamment du travail, un problème que le RBI ne pourrait certainement pas résoudre.

 

Topo : Pourquoi, selon vous, la majorité des partis suisses a conseillé de voter contre cette initiative alors qu’elle semble être compatible avec certains programmes politiques (notamment pour la redistribution des richesses ou pour l’autonomie individuelle) ?

M.Z : Les partis bourgeois sont évidemment contre le RBI, et on comprend aisément pourquoi. Le PS est aussi contre mais pas pour les mêmes raisons. Il craint le démantèlement du système actuel de sécurité sociale – qui fonctionne somme toute assez bien dans le cadre du système économique actuel – en le remplaçant par un projet utopique teinté de grandes incertitudes. Chez nous, les socialistes croient aux vertus de l’économie de marché moyennant la présence d’un Etat fort et redistributeur jouant le rôle de garde-fous. Les Verts, en revanche, sont pour le RBI mais ce n’est pas surprenant dans la mesure où ils se positionnent sur l’échiquier politique à gauche de la gauche. Ils ne croient pas à la possibilité de « discipliner » l’économie de marché et sont pessimistes sur les effets du progrès technique. Ils prônent donc un changement radical de système économique en comptant plus sur la responsabilisation des citoyens que sur les solutions étatiques. Le RBI porte pour eux une valeur symbolique de rupture. Mais il y a là une incohérence : pour financer le RBI il faut s’appuyer sur le système économique actuel !

 

Topo : On sait que la formation, notamment au niveau universitaire, est fortement corrélée au statut socio-économique familial. Par exemple, le besoin que les enfants contribuent à l’économie familiale ou l’impossibilité de subvenir aux coûts des études sont des freins importants. Pensez-vous que le RBI permettrait une égalité d’opportunité pour la génération future ?

M.Z : Certes on ne forme pas assez d’universitaires en Suisse (surtout dans les branches scientifiques et technologiques) par rapport aux besoins manifestés par les entreprises pour la main-d’œuvre hautement qualifiée et on doit par conséquent les faire venir de l’étranger. Cela dit, l’accès au système universitaire suisse est assez aisé (pas de sélection à l’entrée, taxes universitaires très faibles, etc.). Donc peu d’étudiants potentiels sont empêchés d’accéder aux universités pour des raisons économiques, même si on aurait pu souhaiter plus de bourses d’études ou de flexibilisation des cursus universitaires. La raison du faible taux d’universitaires est plutôt à chercher du côté de notre système « dual » de formation professionnelle – considéré à juste titre comme le meilleur au monde et dont les autres pays (ex. Etats-Unis) voudraient s’inspirer – qui attire la majeure partie des élèves à la fin de la scolarité obligatoire. Il faut rappeler que si on a un des taux de chômage des jeunes les plus faibles du monde, c’est surtout grâce à notre système de formation professionnelle. Si l’on veut que les élèves optent plus souvent pour les filières menant à l’université, il faut leur donner les incitations, notamment financières, qui compensent l’effort et les sacrifices à consentir pour y arriver compte tenu des risques encourus (échec, abandon en cours de route). Or, le RBI tel qu’il nous est proposé va justement dans le sens contraire.

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