La prostitution : comprendre le débat

Avatar de Ophelia Nicole-Berva

Le « plus vieux métier du monde » et les insultantes « sale pute ! » entendues dans les cours de récréation sont souvent les références communes au sujet de la prostitution. Malgré le peu de contenu évoqué par ces deux expressions, celles-ci expriment en partie les deux visions qui s’affrontent dans le cadre académique : schématiquement, il y a celles et ceux qui considèrent l’activité prostitutionnelle comme un travail et les autres qui la considèrent comme une forme d’oppression des femmes par les hommes et le système.

Ces deux conceptions de départ donnent lieu à une compréhension de l’objet et à la mise en place de politiques publiques différentes.

 

L’approche abolitionniste

Comme son nom l’indique, les théories féministes abolitionniste désirent l’abolition de la prostitution. C’est une vision dite « radicale » qui considère la prostitution comme l’asservissement ultime des femmes à la structure patriarcale de nos sociétés.

C’est une « forme moderne d’esclavage » (Mathieu 2002), les femmes étant considérées comme aliénées (Dorlin 2003), « moralement dépravées » ou « juridiquement déviantes ou criminelles » (Mensah 2010).

La prostitution est une marque supplémentaire de la domination structurelle de l’homme sur la femme où celle-ci n’est réduite qu’à un corps-objet mis sur le marché de l’exploitation sexuelle. Cette approche, fortement néo-marxiste, a pour angle d’analyse la violence (Toupin 2006) : la prostitution ne peut être que négative et assimilée à la traite des femmes (Ibid.) et la prostituée ne peut être que contrainte à exercer cette activité.

 

Les auteurs abolitionnistes tendront à utiliser le terme « prostituée » plutôt que « travailleuse du sexe », étant donné qu’ils ne considèrent pas cette activité comme étant un choix professionnel ou l’exercice d’une liberté individuelle (Laliberté-Bouchard 2014 ; Comte 2010). Selon eux, « personne ne peut consentir librement à se voir réduit à l’état d’objet sexuel, à se donner en esclavage sexuel » (Comte 2010).

Le but de l’approche abolitionniste est de démanteler le marché du sexe en aidant les femmes à quitter cette activité pour trouver « un vrai métier » (Mathieu 2002). La réglementation de l’activité est rejetée car « sa régulation étatique [représenterait] une institutionnalisation discriminant les femmes et banalisant leur discrimination » (Chimienti 2008).

En résumé, l’approche abolitionniste « a pour objectif d’abolir toutes formes de réglementation concernant la prostitution. Les instruments mis en œuvre afin de réglementer le marché du sexe sont ainsi perçus comme comportant un risque d’institutionnalisation, de promotion voire de défense de la prostitution. » (Cour des comptes 2014).

 

La principale critique qui peut être invoquée au sujet des approches abolitionnistes est la base de données récoltées pour leurs analyses, un « problème méthodologique » (Toupin 2006). Il s’agit souvent de cas « graves », de femmes abusées, violentées, qui n’ont effectivement pas choisi de leur plein gré la prostitution mais qui ont dû s’y contraindre pour survivre. Tel est le type d’échantillon récurrent, créant dans les discours des abolitionnistes des femmes victimes et vulnérables, infantilisées.

Cet angle de vue mène indéniablement à considérer la prostitution comme de l’esclavage ou l’assimiler à du trafic de femmes et d’enfants: ce discours place ainsi toutes les prostituées dans une même boîte d’esclaves sexuelles. Les femmes qui vivraient leur activité comme quelque chose de positif, une marque d’indépendance et un terrain d’expériences sexuelles n’ont pas leur place dans ces travaux. De plus, les discours des féministes radicales n’incluent pas les hommes prostitués dans leurs analyse pour ne pas perdre de leur force (Comte 2010) et cela au grand risque de passer outre un phénomène existant.

Comme le souligne Louise Toupin (2006), le biais de ces analyses réside dans le fait que les conclusions sont similaires aux postulats, ce qui exclu une quelconque analyse alternative ne prenant pas pour point de départ la violence ou « l’exploitation sexuelle ». On pourrait qualifier ces analyses de « tautologiques » ; il n’y a pas de remise en question des postulats de départ, juste des données leur permettant de suivre une ligne droite servant leur argumentation.

Enfin, là où les abolitionnistes se perdent est qu’ils-elles désirent abolir la prostitution alors que ce n’est pas l’activité prostitutionnelle qui crée des situations personnelles instables mais les relations socioéconomiques entre hommes et femmes (ibid). Faire de la prostitution un « problème » est un positionnement subjectif et il faut pouvoir distinguer entre l’activité elle-même et le traitement social et sociétal que l’on en fait.

 

image1

« La prostitution n’est pas un travail. Dis non à cette violence », manifestation contre les violences faites aux femmes, 25 novembre 2015, Buenos Aires, Argentine.

 

L’approche réglementariste

La seconde approche part d’une ontologie bien diverse : elle remplace la violence par le choix individuel et l’exploitation sexuelle par un travail. Cette différence est rapidement visible avec les auteurs et autrices préférant le terme « travailleuse du sexe » pour mettre en valeur cette notion d’activité professionnelle (Comte 2010). L’approche règlementariste ou libertaire souhaite la pleine reconnaissance de la prostitution comme un métier, lorsque celui-ci est choisi et exercé sans contrainte (Mathieu 2002 ; Mathieu 2003).

La prostitution serait une activité pratiquée entre adultes consentants, comme un échange de services contre de l’argent ne « produisant aucune victime » (Comte 2010).

Les travailleur-se-s du sexe apparaissent ici comme pleinement autonomes et indépendants financièrement. On valorise le choix de vie et de profession en s’appliquant à déstigmatiser ceux-ci.

 

Étant donné que les tenants de cette approche considèrent la prostitution comme un métier à part entière, « ce n’est plus la prostitution en tant que telle qui pose problème, mais sa stigmatisation » (Mathieu 2003). Le but sera ainsi de déconstruire les a priori sociaux, le « stigmate de putain » (Pheterson 2001) et tous les clichés attachés aux travailleur-se-s du sexe. Il ne s’agit donc pas de chercher à abolir ou à modifier la pratique de la prostitution mais d’en changer les rapports sociaux (de genre) inhérents. Ce n’est ainsi pas la pratique même de la prostitution qui est fondamentalement problématique mais l’interprétation qu’on en a donnée : criminelle, immorale (Comte 2010). On naturalise le métier à l’identité de la personne : celle-ci est par essence mauvaise et les pratiques sont jugées déviantes et marginales donc hors de la norme ; ces analyses sont donc théoriquement situées et peuvent être déconstruites.

manifpute

Une manifestante devant l’église Saint-Nizier. ©MC/Rue89Lyon

 

Corps, sexualité, identité

Ce qui semble tant déranger dans la pratique de la prostitution est cette prise de pouvoir de la femme sur son corps, qu’elle en fasse l’objet de son revenu et qu’elle soit ainsi indépendante financièrement. Mais plus généralement, les femmes sont associées à des « putes » pour leur « autonomie sexuelle, la mobilité géographique, l’initiative économique et la prise de risque physique qui confèrent le respect aux nobles hommes » (Pheterson 2001 : 16). Dès que la femme place un pied dans le bastion des hommes et de leur champ d’action, cela semble illégitime. Cela est même plus englobant, comme Pheterson (2001 :22) le souligne : « Toute faille ou inconvenance dans la chaîne hétérosexualité-mariage-enfant peut être utilisée pour rationaliser le stigmate de putain et ses sanctions. »

Cela va plus loin qu’un jugement moral sur l’activité prostitutionnelle : c’est une norme figée sur la sexualité de chacun. Le corps et la sexualité ont été politisés dans les sphères privées et lorsqu’ils s’expriment sur la place publique, certains veulent les réprimer. Les individus sont brimés dans leurs actes sexuels par des « limites morales », des « pratiques avilissantes » et autres énoncés normatifs. Cette volonté de contrôle des corps et de la pratique de la sexualité constitue un autre débat et d’autres recherches ; mais l’on peut constater que le lien peut facilement se faire avec la pratique de la prostitution. Ces femmes qui « incarnent la transgression » (Dorlin 2003) vivent une sexualité rémunérée, avec de partenaires multiples, dans le but de devenir plus indépendantes financièrement et non pas pour procréer.

Pour conclure, les points qui apparaissent essentiels sont l’amélioration des conditions de travail des travailleur-se-s du sexe et la déstigmatisation de leur activité. Il est primordial de ne pas réduire l’identité d’une personne à son métier et à l’usage de son corps au risque de figer des individus dans des cases trop restrictives.

 

 

Cet article est tiré d’extrait d’un travail de séminaire réalisé conjointement avec Fatime Ahmeti

Tagged in :

Avatar de Ophelia Nicole-Berva

Laisser un commentaire