Rapper le postcolonialisme tout en ayant des punchlines c’est possible

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On reproche souvent aux rappeurs d’être les représentants d’une sous-culture. Si on entend par là le terme sociologique de petite culture dans une grande culture sans jugement normatif, ce n’est pas faux. En revanche si par sous-culture on veut signifier à la manière d’un Éric Zemmour que les rappeurs sont des illettrés, sans culture et qu’ils ne véhiculent que des messages au mieux stupides et au pire haineux, alors on se trompe. Je vais prendre l’exemple de Lettre à la République de Kery James en analysant quelques extraits pour prouver que le rap peut être mieux qu’un cours de postcolonialisme donné par Jean François Stazack à l’Unige.

« Mon respect s’fait violer au pays dit des droits de l’Homme

Difficile de se sentir Français sans le syndrome de Stockholm

Parce que moi je suis Noir, musulman, banlieusard et fier de l’être »

Kery James soulève ici un point important autour du concept très politique « d’identité nationale française ». Le républicanisme à la française tend à promouvoir une identité politique  qui serait supérieure à celle des identités privées. C’est la fameuse unité républicaine qui est aveugle face à la race. C’est cet argument qui est utilisé pour justifier l’interdiction des statistiques ethniques en France. Cette idéologie républicaine est pourtant face à une réalité sociale : il existe bien des discriminations liées au sexe, à la sexualité, à la couleur de peau ou à son origine culturelle. Lorsque Kery James parle de syndrome de Stockholm on peut le comprendre comme une dénonciation des ressorts implicitement ethnocentriques et racialisants du modèle d’intégration français. Cette idée est développée par de nombreux sociologues et résumée par Cécile Laborde ainsi : « L’assimilation promise aux immigrés méritants serait littéralement impossible car, profondément influencée par l’expérience coloniale, elle attribue à ses populations cibles les traits – essentialisés – qu’elle leur demande par ailleurs de transcender. » (Laborde, 2013, 110). La République se pose donc de manière paternaliste comme un guide vers la voie de l’émancipation des populations qu’elle assigne à jamais comme non autonomes. Elle crée un problème et force les gens à le résoudre à sa manière. Elle se présente pour les minorités comme la voix de la « raison », alors qu’elle est en réalité leur bourreau.

« Qui expriment le racisme sous couvert de laïcité

Rêvent d’un Français unique, avec une seule identité »

Encore une fois, impossible de savoir avec certitude ce que Kery James veut transmettre, les termes choisis restent expressément vagues et permettent diverses interprétations. Une chose est sûre : ses paroles mettent en avant des tensions conceptuelles entre les différentes façons de concevoir la  laïcité et les politiques identitaires (et le sentiment d’appartenance nationale). Il y a au moins deux façons de concevoir la laïcité. D’abord, d’une manière négative : la laïcité comme protection des religions contre l’État. Ensuite, de manière positive, telle qu’elle est pratiquée en France : la protection de l’État et la sphère publique contre les religions/le religieux. Cette conception rend la société méfiante de manière générale envers les religions. Ce qui explique une confusion régulière dans l’opinion publique en France entre laïcité et athéisme. Le problème est qu’avec cette conception, les religions majoritaires et historiquement établies dans le pays ont un avantage politique car elles bénéficient de leur héritage récolté et construit avant la séparation entre l’Église et l’État. Cette religion en France est évidemment le catholicisme et ses avantages actuels sont, par exemple, l’entretien d’églises sur des fonds publics dédiés à la préservation du patrimoine (Boyer, 1993, 125-140) ou encore le financement d’aumônerie dans les prisons. Il y a donc un glissement de statut : une religion est considérée comme un trait culturel ce qui lui permet d’échapper à la laïcité. C’est comme cela que l’on peut comprendre ces paroles : sous couvert d’un concept d’égalité de statut des religions entre elles, on garde en place un statu quo en faveur du catholicisme et avec elle, une certaine vision unique de l’identité française comme étant « de culture » catholique.

« Comprenez que je ne suis pas ingrat, je n’attends plus qu’elle m’aime »

On voit ici non pas un rejet de la République mais bien une envie d’acceptation. Le paradoxe pour ceux qui pourraient étiqueter Kery James d’antirépublicain est qu’il est ici plus républicain que jamais! Il fait appel dans ce rap aux principes abstraits de liberté, égalité et fraternité qui font la devise de la République et demande une meilleure application de ces principes. Au fond, ce que le rappeur critique ce n’est pas le concept de république mais le décalage entre les idéaux et la réalité sociale. C’est un peu l’idée développée par Cécile Laborde de républicanisme classique contre républicanisme tolérant (Laborde 2008 & 2013). Le républicanisme classique correspond à une idéologie politique, celle défendue par la droite et une partie de la gauche française. Cette vision manque d’une conscience sociale, elle ne prend pas en compte par exemple, que malgré une laïcité d’État, l’Église bénéficie d’un avantage historique qui s’est institutionnalisé, d’où l’expression de « catho-laïcité »(Laborde, 2013).

Le rap ne se contente pas de « paroles de la rue » mais peut aussi traiter de problématiques plus sérieuses en touchant nos sociétés et offrant une matière aux débats. Certains rappeurs ont donc un esprit critique tout aussi réfléchi et poussé que ce que vous pouvez avoir dans un cours de Jean François Stazak. Dénonciation d’un racisme structurel, d’un passé colonial qui ne passe pas, remise en question des concepts de laïcité et d’identité républicaine. Tout ceci est dans Lettre à la République qui est loin d’être un produit « sous-cultivé ». Encore faut-il ne pas être aussi sous-cultivé que certains de ses détracteurs pour en voir toute sa valeur.

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