Holy Cow et les dictateurs

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L’autre jour j’étais assis sur les grandes marches d’Uni Mail. Comme à mon habitude lorsque je m’ennuie, j’observe les gens autour de moi. Fatigué par une matinée chargée, j’allais rentrer chez moi lorsque soudain un groupe de personnes attira mon attention. Probablement des étudiants en droit qui parlaient d’un cas de jurisprudence. Rien de très amusant pour quelqu’un comme moi qui n’a pas d’affinité particulière avec cette discipline. Néanmoins, la forme de leur conversation aiguisa mon côté topoïste. Un des étudiants semblait défendre seul son opinion contre celle des autres. Je ne me rappelle plus des détails de leurs modestes joutes verbales mais il me semble qu’ils cherchaient un endroit où aller manger.

La plupart des étudiants semblaient vouloir aller à Inglewood, vous savez ce fast-food un peu plus haut sur le boulevard du Pont-d’Arve, après Uni Mail, où l’on peut déguster des burgers avec supplément bacon et onion rings. Bref la majorité du groupe arguait que cet endroit était le meilleur, car proche et le moins cher du coin. L’étudiant quant à lui essayait de convaincre ses amis d’aller à Holy Cow, qui était un peu plus loin. Le groupe semblait convaincu que ce fast-food n’existait pas de ce côté de Genève et n’avait en tête uniquement l’enseigne qui se trouve à Cornavin. Au final, l’étudiant minoritaire n’a pas convaincu ses amis et le groupe s’en alla probablement à Inglewood.

Si je vous parle de cette anecdote ce n’est pas pour faire une théorie du meilleur burger à Genève. C’est plutôt à votre côté topoïste que j’aimerai faire appel. Les étudiants de première année de science politique auront probablement reconnu à travers cette histoire un exemple de la tyrannie de la majorité décrite par Tocqueville dans le classique de la science politique De la Démocratie en Amérique (Tocqueville, 1835). Dans le chapitre VII de son ouvrage il mettait en garde contre un pouvoir immodéré de la règle majoritaire. L’idée est simple : ce n’est pas parce que des revendications sont minoritaires qu’elles sont illégitimes ou fausses. Il faut que le pouvoir majoritaire soit tempéré par des institutions fortes qui tendent vers la justice. Dans l’exemple des burgers on pourrait imaginer que les étudiants auraient pu modérer leur décision en tenant compte de la qualité de la source d’information de chaque étudiant. Probablement l’étudiant qui préférait Holy Cow avait une meilleure connaissance de Genève que les autres. Ces derniers n’ont pas pris en compte cet élément pour prendre une décision la meilleure possible qui soit pour tous. C’est à dire un choix qui remplit les intérêts de chacun : manger dans un endroit proche, bon et le moins cher possible. La dernière condition était remplie uniquement par Holy Cow.

Une fois le choix pris, plus aucune contestation ne s’est fait entendre (de toute manière qui contesterait corps et âme pour aller manger dans son endroit favori le midi). Ainsi « tant que la majorité est douteuse, on parle ; mais dès qu’elle s’est irrévocablement prononcée, chacun se tait » (Tocqueville, [1835] 2010).

Imaginez maintenant une tyrannie de la majorité appliquée à un système politique dans son ensemble : les implications sont beaucoup plus importantes. On peut l’illustrer par exemple avec la réaction gouvernementale en France lors des manifestations contre le mariage pour tous. Pour l’Exécutif, ces manifestations n’avaient pas lieu d’être car le mariage pour tous avait comme été voté lors des élections présidentielles, pas de manière formelle mais indirectement. Le gouvernement partait du principe que si les citoyens l’avaient élu c’était pour qu’il applique son programme de campagne, dont ce point précis. On peut se demander quel poids doit-on accorder à la majorité classique (fixée à plus de 50%) dans nos systèmes démocratiques. Quels sujets peuvent ou ne peuvent pas être réglés par cette norme ? Quelle majorité convient le mieux pour quelle décision : celle fixée à 50%, 65% ou plus ?

Rendez vous dans une semaine pour une nouvelle chronique

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