L’identité dans le fédéralisme : Comparaison d’une vision canadienne et européenne

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Lorsqu’on regarde sur une carte le Canada et la Suisse, on pourrait croire que ces deux pays n’ont rien en commun. Même en prenant en compte une brève revue de leur histoire, il est difficile de trouver des liens : d’un côté un petit État européen, neutre et de tradition protestante, de l’autre un pays d’Amérique du Nord aux frontières étendues, de tradition catholique et dont la jeune histoire souffre toujours des affres de la première colonisation et du traitement qu’ont subi et que subissent toujours les autochtones (Valaskakis, 2005). Pourtant, une idée ou plutôt un idéal commun transcende ces différences : le fédéralisme. Un chercheur en politique comparée mettra probablement en avant les nombreuses dissemblances administratives quant à l’application de ces deux formes de fédéralisme assez différentes. En effet, le modèle canadien est forgé sur un parlementarisme ou communément appelé modèle de Westminster (Lijphart, 2012) où se font face gouvernement et opposition, alors que le fédéralisme suisse puise sa source dans une volonté de démocratie directe et sur un exécutif de consensus entre les différents partis politiques (Ibid).

Or malgré ces différences, la comparaison entre les deux pays peut sembler pertinente dans le domaine de la pensée politique. En effet, les deux États ont connu des intellectuels, penseurs, philosophes et hommes politiques qui se sont parfois inspirés les uns des autres. Pierre Elliot Trudeau, premier ministre du Canada de 1980 à 1984 a fait partie de ces fédéralistes canadiens qui ont été séduits par le processus d’unification européenne. Plus précisément, il semblerait que l’on puisse rapprocher la pensée de Trudeau de celle du neuchâtelois, Denis de Rougemont. En effet, Trudeau avait l’espoir de fonder un Canada unifié et basé sur la diversité culturelle en s’inspirant, notamment de la pensée des personnalistes européens tels que celle de Rougemont, comme en témoignent les nombreux échanges qu’il a eu avec Bruxelles (Burelle, 2005). De son côté, Rougemont s’est inspiré du fédéralisme suisse pour développer l’idée ambitieuse d’unification européenne. Ainsi, lorsque Trudeau parle du fédéralisme de Rougemont, c’est aussi un peu du fédéralisme suisse dont il parle. Mais le point qui rapproche le plus les deux hommes, c’est certainement la source commune de leur richesse intellectuelle : le personnalisme.

« L’histoire de la personne […] se déroulera […] sur celui de l’effort humain pour humaniser l’humanité »

On peut résumer probablement leur volonté politique avec l’aide de cette citation de Mounier, fondateur du personnalisme européen : « L’histoire de la personne […] se déroulera […] sur celui de l’effort humain pour humaniser l’humanité » (Mounier, 2010, 11). Les deux hommes voyaient dans le fédéralisme le modèle le plus abouti et le plus apte à incarner l’exercice de la raison en politique (Karmis, 1996, 449 et Trudeau, 1964, 206). Tous les deux ont assisté plus ou moins directement à la noirceur de la Seconde Guerre mondiale, mais alors que Trudeau en a probablement tiré sa méfiance du nationalisme et un désir de rationalité, Rougemont questionne directement cette notion de raison en nous interpellant : « Le prophète peut sentir venir ce que la science de son temps ne connaît pas, n’a pas encore constitué en objet : « l’irrationnel » dit-elle (la science), toujours tentée de l’assimiler à l’irréel, et c’est Hitler – pourtant il est là, devant vous. Évacuez cet irrationnel par vos artifices dialectiques. On verra bien si vous le pouvez sans faire appel, une fois de plus, aux Américains. » (Kinsky, 1976, 193).

La pertinence d’une telle question parait légitime dans un contexte où les deux pays semblent traverser une phase de questionnement important quant à leur conception de la nation, de l’État, de l’identité et donc du fédéralisme. La Suisse a voté indirectement sa sortie de l’espace européen de libre circulation le 9 février dernier. Continuité d’une série de référendums lancés par l’Union Démocratique du Centre afin, pour reprendre les mots de l’UDC, de « préserver l’identité suisse». En ce qui concerne le Canada, il semble toujours difficile de parler « d’une identité canadienne » dans la mesure où chez les Québécois, le sentiment d’appartenance à leur province reste fort. Les récents débats sur la charte des valeurs québécoises posent ou reposent la question de l’identité des Canadiens français, et plus largement, elle incite à la penser par rapport à l’entité fédérale. Il est donc intéressant de constater que dans ces deux pays, sources d’une pensée fédéraliste forte, des questions telles que le rôle de l’État par rapport aux différentes identités nationales et les rapports entre communautés internes ne soient toujours pas claires.

En effet, la question de l’identité est justement un des points que Rougemont désirait résoudre dans sa vision européenne du fédéralisme (Rougemont, 1994, 13-72). À la recherche de l’universel, il n’avait pas – contrairement à la vision quelque peu caricaturale qu’ont pu avoir certains de son propos – l’image d’une Europe uniforme. Face à ce défi de préservation de la différence dans un processus d’unification fédérale, Rougemont comme Trudeau ont proposé des solutions. La question d’une comparaison entre les deux grands penseurs est donc plus que prégnante à l’heure actuelle ; dans la mesure où elle nous permettrait de lancer des pistes pour résoudre les différents problèmes identitaires des deux pays.

« René Levesque, […] a dit de Trudeau qu’il a été le fossoyeur des valeurs québécoises »

Lorsqu’on se penche sur la pensée trudeauiste, on peut être déstabilisé par un paradoxe qui semble profond mais qui, compte tenu des ancrages théoriques du politicien, n’est qu’une opposition de surface. Il s’agit de cette volonté de défendre la liberté d’un peuple, les Canadiens français, tout en réduisant ses droits culturels. René Levesque, traditionnel opposant de Trudeau dans les joutes verbales, a dit de lui qu’il a été le « fossoyeur des valeurs québécoises », ayant toujours refusé l’existence d’une reconnaissance particulière pour les Canadiens français*.

De plus, nos préjugés pourraient nous conduire à penser que Trudeau n’a produit qu’une forme d’imitation plus ou moins fidèle – avec des imperfections et des incohérences – de la pensée de Rougemont. En effet, le statut antéchronologique de Rougemont par rapport à Trudeau, la reconnaissance philosophique massive du premier par rapport au second, et la volonté ouvertement exprimée et appuyée du second de faire avant tout de la politique par rapport au premier peut nous inciter à conclure cela. Néanmoins, nous ne voulons pas nous arrêter à cet a priori, et essayer plutôt de développer les nuances et la complexité des deux penseurs, afin d’essayer de voir s’il est possible de les faire se répondre, de les faire dialoguer.

Pour toutes ces raisons, il semble pertinent de se poser la question : dans quelle mesure  peut-on comparer la pensée de Denis de Rougemont et celle de Pierre E. Trudeau sur la question de l’identité dans le fédéralisme ? Dans ce court travail nous allons proposer des pistes de réponses à cette question. Ces pistes de réponses seront développées en deux parties : tout d’abord, il conviendra de partir des ontologies de la personne que les deux penseurs ont développés, pour dans une seconde partie, mieux comprendre leurs convergences ainsi que leurs divergences sur la question de l’identité et de la culture dans le fédéralisme. Nous allons voir tout cela dans deux articles à paraître prochainement qui traiteront chacun d’une partie de la réflexion.

Suite du dossier

  Opinion quil a notamment évoqué durant le 29 juin 1984 sur radio-canada, disponible à ladresse : http://www.youtube.com/watch?v=tPBj0kloH7M

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