Pénétrer dans la Jungle : les présupposées de l’observation ethnologique

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[Avant le départ en exploration.]

« Je hais les voyages et les explorateurs »[1] : voici comment je veux commencer. Fameux incipit pour une chronique ethnologique qui me conduira sans doute bien plus loin que je ne m’y attends de prime abord.

Avant de plonger dans le vif du sujet, analysons cette entrée en matière : pourquoi débuter ainsi ?… – Procédons par ordre[2].

En premier lieu, la haine des voyages – mais de quels voyages ? Ceux qui, trop lointains pour mes jambes et mon porte-monnaie, nécessitent de recourir à des méthodes de déplacement aussi polluantes qu’onéreuses – (comme l’avion, le bateau ou la voiture…)[3]. Aussi, trop heureuse d’obéir aux impératifs d’une pingrerie à la fois écologiquement responsable et tristement paresseuse, ai-je décidé de faire de l’ethnologie sans voyager.

Pourquoi voyager, d’ailleurs ? On m’allèguera la fascination pour les peuplades lointaines ; le dépaysement des paysages inconnus et des mœurs nouvelles ; sans oublier les inévitables découvertes gastronomiques et hygiéniques qu’un tel périple apporte ; ou bien les inoubliables veillées au coin du feu dans une jungle / une toundra / un désert / une île[4] inexplorés, à mâchouiller des herbes hallucinogènes, du ragoût de mammouth décongelé ou du cactus psychotrope, tout en écoutant un vénérable vieillard évoquer les esprits de ses ancêtres…  – à moins que ça ne soit juste le vent qui se glisse à travers les branches. Bref, le voyage pour toucher un ailleurs impossible à effleurer dans les mornes rayons d’une bibliothèque austère.

Voyager pour ça ?… Pourquoi courir les routes sur les traces de savants plus lettrés que moi ? à quoi bon toucher le bout du monde, endurer « le poids des semaines ou des mois perdus en chemin », supporter les douleurs « de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie ; et toujours de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte » ; bref, « consacrer six mois de voyage, de privations et d’écœurante lassitude à la collecte […] d’un mythe inédit, d’une règle de mariage nouvelle, d’une liste complète de noms claniques »[5] … et tout ça, à l’autre bout du monde ?!

Non. Non[6].

Tout a – (qu’il soit permis ici de rajouter la précision « vraisemblablement », les vérifications bibliographiques d’usage n’ayant pas été (par flemmardise ou vanité, sans doute) systématiquement effectuées) – été dit. Aussi ai-je décidé de ne pas voyager et de vous offrir non pas une enquête sur les mœurs d’une tribu lointaine habitant une contrée logiquement lointaine, mais une chronique des habitudes d’un groupe socialement constitué, observable sans aucun problème au cœur de Genève.

En second lieu, la haine des explorateurs[7] – ici, l’exposé sera bref.

Ainsi que les notes de bas de page – (on sous-estime souvent leur utilité, tant explicative qu’esthétique… ou simplement comique) – l’ont laissé transparaître, je suis pantouflarde. À l’extrême. Enfant, je me suis bien rêvée en Indiana Jones, avec la panoplie totale – fouet, chapeau, acolyte maladroit et père encombrant[8]. Ça m’a vite passé. Crapahuter dans la boue, un calepin à la main ; escalader des parois couvertes de mousse ; taillader des rideaux de lianes infestés de mygales ; boire de l’eau croupie ; se doucher aléatoirement ; se battre avec moustiques, puces et autres joyeuses tiques… franchement, très peu pour moi.

Aimant par nature mon petit confort propret – (couette, eau courante, tasse de thé, chaussette propres) –, j’ai choisi un terrain d’investigation convenant à mes goûts : la Jungle des Bibliothèques et des Bâtiments universitaires. Là, aucun scolopendre géant, aucune sangsue assoiffée, nuls cobras venimeux… – juste le calme ronron des photocopieuses, les rayonnages impeccables des ouvrages d’analyse, la chaleur moite et surpeuplée des cafétérias. Bref, à une exploration en terres inconnues, j’ai préféré une étude de proximité.

À ce stade de l’incipit[9], reste encore à lever le voile sur le mystérieux objet de cette chronique ethnologique : dans la Forêt vierge universitaire, qui choisir comme sujet d’observation ? l’étudiant de première année, la bibliothécaire, l’assistant, le professeur agréé ?… Non. Une espèce bien plus menacée, menant des combats autrement plus difficiles, proie d’une faune carnassière impitoyable et d’un système symbiotique étonnant[10] s’offre à mon analyse.

J’ai nommé l’Homo memorantis ès Lettres.

[Prochain épisode : arrivée sur le terrain et 1ère semaine d’observation

 – Approche d’une sous-espèce : l’Homo memorantis ès Lettres.]

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