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Face à Face : Initiative 1:12

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screen-capture - copie        Comme vous le savez très certainement, la campagne pour les votations du 24 novembre prochain est entrée dans sa dernière ligne droite. Une initiative populaire émanant des jeunesses socialistes éveille particulièrement les passions : l’initiative 1 :12. Cette dernière a pour but d’interdire qu’au sein d’une même entreprise une personne puisse gagner en un mois un montant supérieur au revenu d’une autre en une année. Pour citer le texte de l’initiative lui-même : « le salaire le plus élevé versé par une entreprise ne peut être plus de douze fois supérieur au salaire le plus bas versé par la même entreprise »[1]. Cette problématique soulève des questions conceptuelles importantes que TOPO a souhaité poser à un partisan et à un opposant de ce projet de loi. Nous avions pour but de faire ressortir les conflits de valeurs qui peuvent se cacher derrière cette votation. Deux jeunes politiciens, Philippe Nantermod (PLR) et Alexandre Démétriadès (PS), se sont prêtés au jeu de nos questions. Philippe Nantermod, 29 ans, est originaire de Troistorrents en Valais. Il est actuellement assistant et doctorant à l’Université de Lausanne où il rédige sa thèse. Il siège au Grand Conseil valaisan sous les couleurs du PLR depuis mars 2013. Alexandre Démétriadès a 22 ans et étudie la Science Politique. Il préside la section nyonnaise du PS et est également le plus jeune élu à siéger au Grand Conseil vaudois.

L’initiative 1 :12 se base, selon ses partisans, sur un concept de « justice sociale ». Comment définissez-vous « justice sociale » et en quoi cette initiative permet-elle ou non de s’en approcher ?

Philippe Nantermod : J’ai de la peine à comprendre ce qu’entendent les initiants par « justice social ». L’argent des top managers, s’il ne devait plus leur être versé, irait certainement dans la poche des actionnaires qui sont souvent étrangers (le Crédit Suisse est presque majoritairement en mains quatariote, par exemple). Il n’est pas « juste socialement » de renoncer aux impôts que les très riches paient pour arroser des encore plus riches non contribuables.

La justice, sociale ou non, c’est le respect des droits fondamentaux des individus. Or, 1:12 constitue une atteinte gravissime à la garantie de la propriété qui est un droit de l’homme essentiel. En attaquant le noyau dur de ce droit constitutionnel, sans but de redistribution clair (l’initiative ne prévoit rien dans ce sens), on ne fait qu’affaiblir notre société libérale et la protection des individus face à l’arbitraire de l’Etat.

Alexandre Démétriadès : Dans son acception large, le concept de justice sociale tend à considérer les êtres humains de manière égale – tout être humain doit être considéré comme ayant autant de valeur qu’un autre pour la « société » dont il fait partie. Le pendant pratique de ce concept est celui de la solidarité : je partage les divers « risques » et « bénéfices » avec les autres individus des groupes sociaux dont je fais partie, sans lesquels je n’existerais pas.

L’initiative 1:12 a justement pour but de lutter – dans le « sous-monde social » du travail qui fait selon moi partie intégrante de la « société » – contre le décrochage fulgurant d’une infime partie des salaires (top managers). Cette minorité de patrons qui ne partagent plus les « risques » (la précarisation et la déstabilisation de l’emploi ou encore l’expérience traumatisante du licenciement liée à la peur du chômage) et qui tend à s’accaparer une part de plus en plus importante des « bénéfices » (rémunérations).

L’initiative n’attaque pas les patrons ou les entrepreneurs en tant que tels mais bien une très petite proportion d’entre eux qui ne font plus partie du même monde que leurs employés. Employés qui, rappelons-le, sont tout autant indispensables au fonctionnement d’une entreprise !

Ce concept est-il nécessaire pour la construction d’une société juste ? Si non, qu’est-ce qui est selon vous indispensable pour qu’une société puisse être considérée comme « juste » ?

PN : Une société « juste » est une société qui permet à l’être humain de s’épanouir et de bénéficier du produit de son travail. Je ne crois pas à une société fondée sur le pillage des ressources des citoyens ou d’une société qui vous impose un mode de vie. La volonté de certains d’arriver par l’action publique à une égalité de fait entre les individus n’est rien d’autre qu’une tentative de brider les individus, mécanisme qui aboutit indubitablement à une société autoritaire. Pour le surplus, je considère notre société comme « juste ».

AD : Je pense en effet que le concept de justice sociale et le principe de solidarité sont nécessaires pour la construction d’une société juste. Ce sont du moins des valeurs qui me paraissent fondamentales. C’est considérer autrui comme mon égal en droit, en chance, en respect. C’est lui donner autant d’accessibilité au monde qui l’entour que j’aimerais en avoir personnellement.

Contrairement aux intentions que nous prêtent nos opposants, il ne s’agit pas ainsi de « gommer les différences » mais bien d’éviter que ces différences soient telles qu’elles fassent oublier à tous – de bas en haut et de gauche à droite – que nous sommes précisément « tous » dans la même barque ; que nous sommes « tous » des êtres humains égaux.

L’on m’affublera sans doute d’utopisme. Si défendre une formation scolaire obligatoire, la limitation du temps de travail, le droit au divorce, les cotisations obligatoires à l’assurance vieillesse et survivants ou encore le droit de vote universel pour les hommes et les femmes, si tous ces acquis sociaux paraissant maintenant comme « allant de soi » sont le fait de l’utopie, alors je pense que nous avons raison de « rêver » d’une redistribution plus « juste » donc plus équitable des fruits du travail au sein des entreprises !

Cette initiative fait aussi intervenir la notion de « méritocratie ». Que signifie cette notion pour vous ? La société doit-elle être méritocratique ?

PN : Je partage tout à fait cette idée de mérite, et les salaires des top managers, contrairement à ce que l’on dit, répond à ce critère. Si tel ou tel touche des dizaines de millions de francs, c’est qu’un autre acteur, l’employeur, estime que c’est là la valeur de son travail. On peut comparer avec les équipes de football. Il est logique qu’un club délie les cordons de sa bourse pour engager un bon joueur, sachant qu’il contribuera d’une part à la renommée de l’équipe, et lui permettra, d’autre part, de gagner des titres, source de profit.

Comment quantifier le mérite ? Je pense que les règles de l’offre et de la demande, expression même de la liberté de choix, constituent le critère le moins arbitraire. Et dans ce contexte, les hauts salaires, aussi incroyables soient-ils, n’en demeurent pas moins l’émanation de cette liberté.

AD : La notion de méritocratie est ambivalente : elle sert à défendre l’idée que « tout travail mérite salaire » et qu’ « à travail égal, salaire égal » mais elle sert également de prétexte idéologique pour les personnes devenues particulièrement fortunées « de leurs propres moyens ». C’est là que le bas blesse. Je le disais plus tôt, si l’on part du principe que tous les êtres humains sont mes égaux et sont indispensables à ma propre existence, rien ne permet de justifier à mes yeux qu’ils se trouvent dans une condition sociale si différente de la mienne. L’on a jugé indécent que certains soient particulièrement «riches», «aisés», grâce au sang qui coulait dans leurs veines quand la majeure partie de la population se trouvait dans la «pauvreté». Malheureusement, on a remplacé le sang par le mérite – et encore ! – sans pour autant combattre ces écarts indécents… Je ne conteste pas le principe méritocratique dans une société qui laisserait leurs chances à tous les individus qui la composent. Je ne le conteste pas non plus dès lors que cette société considère que tout individu a le droit d’y vivre avec une dignité et une « accessibilité » garantie. Ce que je conteste, c’est l’idéologie du « you deserve it! ». Personne ne « mérite » de travailler tout en restant pauvre. Personne ne mérite de gagner en un an ce que son employé le plus mal payé met plus d’une vie à gagner !

Comment expliquez-vous que de telles inégalités existent ? Qu’est ce qui rend une inégalité juste/acceptable ?

PN : Je crois à l’égalité des droits. Chacun doit être traité de la même manière par l’autorité, c’est une condition essentielle à l’existence d’une société libérale. Je défends l’égalité des chances, intervention publique nécessaire à la promotion sociale. Par contre, je m’oppose à une vision égalitariste qui souhaiterait que l’Etat intervienne pour niveler tous les individus. Il n’y a pas d’injustice à ce que chacun ne dispose pas des mêmes capacités, des mêmes moyens ou des mêmes ambitions. On ne saurait d’ailleurs protéger les individus si l’on cherche parallèlement à leur imposer un modèle de société.

AD : La question est des plus complexe ! Je pense que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont dessiné des pistes d’explications intéressantes de ce phénomène au sein du monde du travail dans « Le nouvel esprit du capitalisme ». En ce qui concerne la dimension éthique, je l’ai dit plus tôt, ce ne sont pas les inégalités en elles mêmes qui posent problème mais bien la proportion de ces inégalités et les conséquences qu’elle implique pour les individus, à savoir le décrochage social vers le haut ou vers le bas ; une dangereuse incompréhension qui se généralise.

Pourquoi un différentiel de 1 à 12 a-t-il été choisi selon vous ? En quoi est-ce plus ou moins juste que 1 :1 ou 1 :100 ?

PN : Je pense que ce chiffre a été choisi pour des raisons commerciales, soit le rapport entre l’année et le mois. Ce chiffre est tout aussi injuste qu’1:1 ou 1:100 : c’est l’idée même que l’Etat soit légitimé à décider des salaires qui viole la garantie de la propriété, pas la mesure de l’action.

AD : Le rapport précis qui a été choisi est profondément arbitraire et, peut-on rajouter, sert surtout à la communication des initiants. « En un mois, personne ne doit gagner ce que son employé le moins payé gagne en une année ». Cela me paraît en revanche tout à fait raisonnable à défaut d’être « juste ». Il s’agit de réduire les inégalités en imposant une redistribution plus équitable des fruits du travail et par là « raccrocher les wagons à la locomotive » comme le disait Benoît Gaillard lors d’un débat – réinstaurer une conscience collective de haut en bas et de bas en haut dans certaines entreprises.

Ce qui me paraît assurément injuste, c’est qu’une personne travaille tout en ne pouvant pas subvenir à ses besoins. C’est une autre débat, il sera mis en avant grâce à l’initiative pour un salaire minimum que je soutiendrai tout autant !

En quoi cette initiative est bénéfique/néfaste pour l’économie ? Le vivre  ensemble ?

PN : En ce qui concerne l’économie, elle est néfaste avant tout par le signal qu’elle envoie : plutôt que la liberté d’entreprendre, le peuple soutiendrait une surveillance bureaucratique de l’économie.

En ce qui concerne le vivre ensemble, cette initiative pousse les gens à se mêler de ce qui ne les regarde pas, à savoir le salaire de leur voisin. Cette initiative ne garantit aucune redistribution des richesses, elle ne fait que brider les revenus d’une poignée de citoyens. Elle n’est finalement qu’un acte de vengeance, inspiré par des gens qui ont fait de la frustration leur politique. C’est malheureux pour une société qui se veut libérale.

AD : C’est une prédiction que même les services de la Confédération se refusent à faire ! Loin de moi l’idée de prétendre que je saurais prédire l’avenir. Je pense d’ailleurs que d’autres acteurs tels que l’USAM feraient bien de faire de même et arrêter ainsi leur fallacieuse campagne de la peur ! Si l’on porte un regard sur le passé en revanche, il serait très audacieux de considérer que les top- managers ont été «bénéfiques» pour l’ «économie». Pour celle des États et de leurs populations certainement pas !

T.O.P.O. remercie chaleureusement messieurs Nantermod et Démétriadès pour le temps qu’ils ont accordé à ce jeune journal. Nous espérons que toi, cher lecteur, aura pris du plaisir à lire cet article et qu’il t’aura été utile pour former ton avis. Et pour tous les citoyens suisses, n’oubliez pas d’aller voter !

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