Au Sud-Liban, le Hezbollah fait visiter «la prison de la honte»

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Sur le terrain de la mémoire, les souvenirs de guerre n’ont jamais de répit. L’ancienne prison de Khiam située dans le Sud-Liban en est un triste exemple. Cet édifice était à l’origine un fort construit par les Français durant le mandat de 1933 et fut par la suite transformé en base militaire libanaise. Mais c’est véritablement en 1985 que le fort de Khiam changea de nature en devenant un centre de détention israélien. Néanmoins, Israël n’intervenait pas directement dans la gestion de la prison puisque l’État hébreu confia cette tâche à l’Armée du Liban-Sud (ALS), une milice composée essentiellement de chrétiens (avec également une minorité de chiites et de Druzes libanais), qui, avec l’aide d’Israël, luttait contre la Résistance palestinienne au Liban (Lavie, 1997). Visite d’un lieu autrefois témoin de la violence de la guerre et aujourd’hui investi par l’appareil de propagande du Hezbollah.

Lorsqu’on arrive pour la première fois dans l’ancien centre de détention, on comprend rapidement l’intérêt du site lorsqu’il fut une caserne. Sa position stratégique en haut d’un relief à quelques kilomètres d’Israël et de la Syrie fait d’elle un point géostratégique clef pour le contrôle de la région. La prison est aujourd’hui entretenue par le Hezbollah (ou « Parti de Dieu » en français), puissante milice Chiite, mais aussi une des plus importantes forces politique Libanaises qui a joué un rôle important en collaborant avec la Résistance palestinienne contre Israël.

Corps #1

Un responsable régional du Hezbollah nous accueille afin de s’assurer que la « bonne version » de l’histoire sera transmise au cours de la visite. Il nous reçoit devant le portrait d’Hassan Nasrallah, actuel leader du parti chiite, disposé à l’entrée de la cour comme pour saluer les arrivants. Le guide marque une pause dans ce qui était l’ancienne place d’armes de la caserne et en profite pour rappeler « que ce lieu est avant tout un lieu de mémoire » pour le Hezbollah qui le « fait visiter afin de prouver aux visiteurs les méfaits des Israéliens sur les Arabes ». Le ton de la visite est donné. Dans cette présentation liminaire est lâché le nombre de 5 000 prisonniers qui se seraient succédés entre 1985 et 2000. Impossible de vérifier avec exactitude ce chiffre puisqu’officiellement Israël s’est toujours détaché de son implication dans la gestion du centre de détention. À la libération de la prison en 2000, il ne restait qu’une centaine de prisonniers (Andersson, 27 Mai 2000).

Le représentant du Hezbollah nous invite ensuite à marcher vers le centre de la prison, dans l’ancienne promenade du pénitencier, aujourd’hui couverte de ruines. Quelques cellules ont été reconstituées et dans un coin un char et quelques jeeps de l’armée de Tsahal sont soigneusement mis en évidence à la façon de trophées de guerre, pris par le Hezbollah durant le conflit qui l’a opposé à Israël durant l’été 2006, surnommé la guerre des « 34 jours ».

Corps #2

En pénétrant dans la partie des cellules pour hommes, notre guide s’arrête devant une armoire en métal ne dépassant guère les 80 centimètres de haut. Il nous explique que ces boîtes étaient utilisées pour isoler les prisonniers qui pouvaient y rester plusieurs jours. À l’extérieur, un pylône en métal tordu est disposé dans un des angles de l’enceinte extérieure de la prison. Proche du mur en béton, ce pilier est présenté par le Hezbollah comme un pilori de torture. Des témoignages d’anciens prisonniers vont dans ce sens, tels que celui d’Afif, qui explique en 2001 les conditions dégradantes dans lesquelles il a été incarcéré. «En arrivant à Khiam, tu ne vois personne », raconte-t-il, « car les geôliers bandaient les yeux des arrivants » (Donat, 2001). Afif explique avoir été fouetté, électrocuté et battu dans la prison. De nombreux témoignages convergent sur ces faits et certains anciens prisonniers disent avoir entendu de l’hébreu, d’autres rapportent même que certains interrogateurs se présentaient ouvertement comme israéliens (Lavie, 1997, 36). Certains témoignages vont  plus loin en décrivant une hiérarchie durant les interrogatoires : l’agent israélien posait les questions alors que le représentant de l’ALS frappait et torturait le prisonnier (Lavie, 1997, 36). Ces témoignages impliquent une responsabilité directe de l’État hébreu dans les pratiques menées à Khiam, contrairement aux sources officielles israéliennes qui rappellent que la gestion de la prison était déléguée à l’ALS.

Corps #3

L’accès à cette prison est donc aujourd’hui un élément important, car elle fournit des informations sur les méthodes d’incarcération de l’armée du Liban-Sud durant la guerre du Liban. Khiam est la seule prison de la période librement accessible. En effet, comme le rappelle Maître Gilles Devers : « En violation de la IVe convention de Genève (Art. 76, alinéa 4) et du statut de la Cour pénale internationale (art. 8, 2, b, viii) les dirigeants d’Israël ont toujours procédé au transfert des résistants arabes sur leur territoire, pour les interroger, les juger et les garder détenus. » (2014).

 Un élément est saisissant lorsqu’on visite pour la première fois le bagne de Khiam. Le site semble avoir été détruit d’une manière très spécifique. La partie de la prison dans laquelle les détenus étaient enfermés a été la plus touchée par les bombardements israéliens. L’ancienne cour de la caserne est restée quasiment intacte. Pour le Hezbollah, l’explication est évidente. Lorsqu’en juillet et août 2006 l’aviation israélienne cibla le village de Khiam, c’est bien la prison qui fut le premier objectif de Tsahal. En effet, en « bombardant délibérément la prison, Israël avait pour objectif de faire disparaître les preuves de ses exactions perpétrées sur les détenus arabes », explique le responsable local du « Parti de Dieu ». Non seulement, le bombardement du 25 juillet fut désastreux pour les infrastructures, mais surtout meurtrier puisqu’il tua les quatre bérets bleus de la Patrol Base de Khiam. Un dommage humain qu’Israël déplora en tant qu’« erreur au niveau opérationnel ».

« Israël semblait ne craindre que modérément les accusations de maltraitance »

Cette explication est plausible, mais d’autres interprétations sont possibles. Il y a effectivement de larges doutes concernant la condition de détention des prisonniers, comme semblent l’indiquer, non seulement de nombreux témoignages mais également les dénonciations de plusieurs organisations humanitaires lorsque la prison était encore sous contrôle indirect d’Israël. Amnesty International et Human Rights Watch (1999) ont par exemple dénoncé des conditions d’emprisonnement contraires aux droits humains.

Si les accusations de maltraitance semblent fondées, leur gestion publique par l’État hébreu semble avoir été prise au sérieux seulement après leur forte médiatisation. Israël semblait ne craindre que modérément les accusations de maltraitance avant cela, puisqu’il a finalement cédé aux requêtes du CICR en 1995 lorsqu’il autorisa une délégation à visiter la prison (Ayad, 20 octobre 2006). Peut-être que cet affaiblissement de la position israélienne s’explique par la distance affichée avec laquelle il déléguait la gestion de la prison à l’ALS. Pourquoi un État engagerait-il autant de ressources militaires pour faire disparaître des preuves de violations du droit international s’il ne semble que modérément embarrassé ?

D’autre part, il faut rappeler que le bombardement intervient six ans après la fin de l’occupation de la région par l’ALS, durant la guerre des « 34 jours ». Quel est l’intérêt d’attendre 2006 pour faire disparaître des preuves gênantes?

Plusieurs réponses sont possibles. Tout d’abord, l’argument stratégique. La prison de Khiam possédait de nouveau son intérêt stratégique en 2006, dominant la frontière sud du haut de sa colline telle une porte ouverte à la frontière israélienne que le Hezbollah aurait pu emprunter.

Une autre explication possible est qu’Israël n’avait pas l’opportunité avant 2006 de faire disparaître ces preuves gênantes. En effet, avant cette date aucun casus belli n’était assez fort pour justifier un bombardement. Alors que durant l’été 2006, l’enlèvement de soldats israéliens par le Hezbollah fut un prétexte suffisant pour une nouvelle intervention officielle de Tsahal.

Même si elle n’est pas la seule explication possible, la volonté de faire disparaître des traces de maltraitance a probablement influencé le bombardement de Khiam à partir du moment où ces exactions ont été rendues publiques et fortement médiatisées.

Aujourd’hui, Khiam reste la mainmise de la propagande anti-israélienne et l’État hébreu a jusqu’à présent toujours démenti les accusations de tortures. L’histoire de Khiam n’est au final qu’un autre aspect d’une géopolitique régionale encore cristallisée par plus d’un demi-siècle de conflits. Elle n’est que le triste chatoiement d’un combat dont la rutilance a gagné le terrain mémoriel, à défaut d’avoir été résolu sur le champ de bataille.

 

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