Quel langage pour raconter le viol ?

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Au semestre passé, la biennale du genre s’est penchée sur la question sensible des violences sexuelles et sexistes dans notre société. Conférences, tables rondes et pièces de théâtre rappellent encore une fois la difficulté de parler des violences sexuelles et l’absence d’un langage juste pour entretenir la réflexion autour du viol. Comment la victime peut-elle mettre des mots sur son vécu ? Par quels moyens donner du sens à un témoignage et sensibiliser la société face à de telles dérives ? Dans le cadre de la biennale, Marie-Paule Ramo a présenté une lecture de son œuvre Les crocodiles des bords du Nil. Dans sa pièce de théâtre, elle traite du sujet de manière intelligente et donne la parole à deux protagonistes qui racontent chacune à leur manière le viol. Place à une analyse de ces deux langages, aiguillée par les commentaires de l’auteure avec qui nous avons pu échanger quelques mails.

La pièce débute avec une jeune femme, Chris, qui revient sur les lieux de son enfance, désormais le chantier d’un nouveau lotissement. Elle évoque les événements de cette nuit où tout a basculé. Loin de prendre la forme d’un simple témoignage, la pièce entame un va et vient entre passé et présent. D’un côté, le spectateur est projeté plusieurs années en arrière et assiste lors de la vogue du village au viol de Chris, alors adolescente. De l’autre, il est témoin du processus de résilience amorcé par la jeune femme partie à la recherche de ses souvenirs. « La mémoire est ici un présent renouvelé, c’est pour cela qu’il ne peut être édulcoré », souligne Marie-Paule Ramo. Sur ce terrain en construction, Chris revit son viol dans toute son horreur et c’est seulement plus tard, après l’échange avec la Tía, qu’elle parviendra à mettre des mots sur l’acte dont elle a été victime. Elle s’exprimera alors avec un langage cru et brutal, essentiel pour l’auteure. « Je crois qu’il ne faut pas avoir peur de nommer les choses. C’est même, sans doute, une nécessité dans le processus de reconstruction », nous écrit-elle.

Bien que fondamental, ce langage percutant est complété par un autre type de discours, cette fois métaphorique, qui joue également un rôle au sein du processus de résilience. Marie-Paule Ramo prête au second personnage, la Tía, un récit épique qui permettra à Chris d’accoucher de son récit et d’entamer par là sa reconstruction. La vieille dame, chaleureuse et romanesque, conte une histoire d’un autre temps et décrit son aventure au fin fond de la forêt amazonienne, où elle aurait subi l’attaque d’une plante carnivore. Le combat entre la Tía et la plante, dont les tentacules s’enroulent inlassablement autour de son corps, l’étouffent et la salissent, rappelle inévitablement le viol de Chris. Cette bataille épique équilibre la pièce. Elle délivre la parole de Chris et permet également au spectateur de ressentir des émotions, de s’identifier avec le personnage. La métaphore n’est pas moins terrifiante que le récit réaliste, elle met en lumière le viol sous un angle plus subjectif, plus intime. Marie- Paule Ramo rapporte qu’un spectateur aurait eu peur non pas quand Chris raconte mais pendant le récit de la Tía : comme si la mise à distance que propose ce récit fabuleux autorisait ses émotions.

Les crocodiles des bords du Nil propose deux langages différents pour raconter le viol. La force de l’art réside précisément dans la possibilité d’aborder des problématiques sociales d’une façon différente, peut-être plus complète. Les deux récits se font échos et ne peuvent être considérés séparément. Chacun possède une fonction et leur complémentarité apporte à la pièce une profondeur et un intérêt tout particulier. « Le récit métaphorique permet au spectateur d’éprouver des émotions sans être mis à mal, tandis que les propos de Chris offrent à sa rationalité le moyen de prendre conscience de ce que peut être cet acte », affirme Marie-Paule Ramo. Si la violence des mots lors de la description de Chris est essentielle, la représentation scénique réaliste de l’acte n’est pas une option envisageable pour l’auteure. « Je pense qu’il faut être très prudent avec la représentation de la violence. Tout le travail de la mise en scène sera de sensibiliser en évitant l’écueil de la banalisation voire de l’incitation à la violence », souligne-t-elle. C’est là un des défis de la future mise en scène, comment garder présent ces deux modes d’expression, l’un réaliste, l’autre métaphorique, sans placer le spectateur dans le rôle de voyeur ou de banaliser la violence.

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