« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgit [La Boucherie de Job] »

Avatar de Tristan Boursier

La Comédie initie la saison théâtrale 2016-2017 avec la pièce de Fausto Paravidino La Boucherie de Job. Par ailleurs, à l’occasion de la fête du Théâtre, l’auteur italien nous a raconté l’occupation du Théâtre de Valle, à Rome.

Le Teatro di Valle, avec son architecture datant du 18ème siècle, est le plus ancien théâtre couvert de Rome. Il est pourtant laissé à l’abandon par la ville. Ce manque de considération du pouvoir public pour le patrimoine culturel génère un mouvement d’indignation parmi les citoyens de la capitale italienne. Un groupe d’activistes décide alors d’en prendre possession et d’y résider jour et nuit. L’occupation devait durer quelques jours afin d’attirer l’attention et d’établir le dialogue avec les autorités. Cependant, confrontés à l’absence d’interlocuteur, les activistes cogitent, s’organisent, et réinvestissent durablement les lieux. Le théâtre reprend ainsi vie, ouvre ses portes à la collectivité et devient un lieu de représentation, de rassemblement et d’innovation. L’aventure commence en 2011 et durera près de 3 ans.

De ce mouvement, naît une réflexion au sujet de la gestion des biens communs, tels que l’eau, l’air ou encore la culture. L’occupation du théâtre se transforme en une expérimentation : contrairement aux biens privés régis par leur propriétaire, et contrairement aux biens publics administrés par l’Etat, les biens communs ne pourraient-ils pas être gérés par la communauté elle-même ? Les militants du théâtre tentent de mettre en œuvre cette troisième voie. Le théâtre de Valle reste un lieu de représentations mais devient aussi un parlement ouvert. Dans cette nouvelle configuration, le spectateur devient acteur et se voit ainsi investi de plusieurs missions. Il assiste non seulement aux pièces de théâtre, il peut aussi coopérer au travail d’écriture ou de mise en scène et surtout, il est témoin des discussions lors des assemblées publiques. Cette proposition de gestion aura suscité un vif intérêt auprès d’intellectuels de tous bords, économistes, architectes ou encore juristes.

C’est pendant l’occupation du théâtre que Fausto Paravidino écrit et prépare sa pièce la boucherie de job. Les problématiques soulevées lors de l’occupation du théâtre, la nécessité d’établir le dialogue, l’expérimentation et la réflexion quant à notre système économique et social sont des thèmes également présents dans sa pièce.

A l’instar de la figure biblique, le personnage principal, Job, subit une série d’épreuves qui le mettent à mal. Le père de famille, sympathique et honnête, croit dur comme fer à la valeur du travail. Lorsqu’en période de crise, sa boucherie est sur le point de faire faillite, Job dissimule la situation financière de l’entreprise familiale à ses proches. En effet, il est persuadé que du bon travail ne peut que mener à la prospérité. Malgré l’arrivée de son fils qui maîtrise le langage des chiffres et la logique spéculative, le malheur s’abat sur Job : sa relation avec son fils se dégrade, sa boucherie fait faillite, sa femme meurt soudainement et sa fille perd la raison.

La pièce ne donne pas seulement à voir la chute, le destin tragique d’un homme, mais surtout l’incompatibilité entre deux modes de pensée. Le père et le fils incarnent chacun un système de valeur précis : le premier s’inscrit dans une dynamique sociale et humaine mais dépassée alors que le second reflète les valeurs néo-libérales mais amorales. La faillite de la boucherie marque la fin du modèle symbolisé par le père, il s’agit d’un mode de fonctionnement qui n’est plus viable dans un monde gouverné par l’argent. D’un autre côté, le fils rationnel et pragmatique, ayant bien saisi les règles de l’économie néolibérale, parie sur la faillite de son propre père et gagne ainsi son argent. Cette logique des chiffres manque cruellement de considération humaine, et n’apporte pas le bonheur escompté par le fils. Celui-ci se trouve incapable de faire confiance, de prendre réellement ses responsabilités ou d’assumer ses sentiments.

Arrivés à la fin de la pièce on ne peut que constater que tous les partis sont perdants. Le manque de compréhension entre le père et le fils et leur vision irréconciliable évoque une impasse, une situation de crise. Comme nous l’a soufflé Fausto Paravidino à la sortie du théâtre, l’intellectuel marxiste Antonio Gramsci définissait la crise par l’absence de modèle viable: «La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés»[1]. Dans la pièce de Fausto Paravidino, le père est déchu et le fils ne parvient pas à se comporter comme un adulte, la filiation est impossible et les personnages sont alors contraints d’évoluer entre un entre-deux malsain.

Pour finir, relevons que cette version un peu dichotomique ne rend pas entièrement justice à la pièce de Fausto Paravidino, d’autres personnages sont présents, un fils spirituel, une fille sans mémoire, une femme dominée et dominatrice… La complexité des personnages, leurs souffrances et leur mode de pensée évoquent notre société actuelle et ses dérives. C’est en exagérant leurs traits et leurs travers que le théâtre fait prendre conscience au spectateur des dysfonctionnements politiques et sociaux de notre époque. Sommes-nous réellement dans une impasse, coincés entre un néo-libéralisme féroce et un socialisme naïf ? Aussi bien par ses actions militantes que par son art, Fausto Paravidino attire l’attention sur les limites de notre modèle politique et économique actuel. L’impasse dans laquelle se trouvent ses personnages fictifs ne peut que rappeler celle du théâtre de Valle et la nécessité de toujours innover.

Tagged in :

Avatar de Tristan Boursier

Laisser un commentaire