Les féministes sont-elles toutes racistes?

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Les Guerrilla girls sont des militantes féministes luttant contre le sexisme. Leur tract le plus célèbre représente la fameuse Grande Odalisque du peintre Ingres, sur laquelle on peut lire « Do women have to be naked to get into the Met, Museum ? » Ce tract nous permet de nous questionner : est-ce que la référence culturelle à la peinture d’Ingres est compréhensible pour n’importe quelle femme (sans différenciation de classe sociale, de « race », d’âge, etc.) ou seulement pour quelques femmes riches et blanches ? Les Guerilla girls étaient à ses débuts composées uniquement d’artistes new-yorkaises, issues d’une classe plutôt aisée. C’est seulement plus tard qu’elles ont accueilli des femmes de couleur qui ont introduit la problématique raciale. Cet exemple nous permet de nous interroger plus largement : est-ce que lutter contre le sexisme nous aveugle par rapport aux autres luttes (racisme, discriminations socio-économiques, etc.) ? Comment dépasser le paradoxe du féminisme qui fait que « any attempt to talk about all women in terms of something we have in common, undermines attempts to talk about the differences among us, and vice versa » (Spelman, 1988, 3) ?

Avant de répondre à ces questions nous pouvons diviser les approches féministes en deux groupes, afin d’y voir plus clair.

D’un côté les gender realist, qui essaient de trouver une condition commune aux femmes en tant que groupe social : women qua women (voir Haslanger, 2000). Ce type d’approche permet de justifier des luttes ciblées sur le féminisme car, pour elles, les autres discriminations dont sont victimes les femmes se résoudront d’elles-mêmes une fois le problème du sexisme réglé.

De l’autre côté, il y a les approches gender nominalist, qui cherchent à déconstruire l’idée d’une femme unique, essentialisée. Pour les gender nominalist, il n’y a pas de women qua women. Cette deuxième catégorie peut être prise comme une critique de la première.

À partir de là, réfléchissons ensemble à des outils conceptuels plus fins qui nous permettraient d’analyser les discriminations basées sur le genre sans délaisser celles concernant d’autres caractéristiques telles que la classe et la race.

 

L’écueil de l’essentialisme

Certaines féministes utilisent (ou utilisaient, car aujourd’hui elles sont moins nombreuses) une catégorie générique de « la femme » pour désigner des rapports à la domination masculine très différents. Pour les gender realist « each part of my identity is separable from every other part, and significance of each part is unaffected by the other parts » (Spelman, 1988, 136). Cette vision conduit à la création d’une femme unique, idéalisée, hors du temps. Une telle vision empêche de voir les particularités contextuelles et les différences dans les sources et les conséquences de l’oppression masculine. Cela conduit à ne voir qu’une même condition d’opprimée et un seul oppresseur. Certains auteurs, comme Spelman, montrent que ces études féministes souffrent du même biais que la philosophie platonicienne ou aristotélicienne : elles séparent implicitement le corps et l’âme. Pour Spelman « once the concept of woman is divorced from the concept of woman’s body, conceptual room is made for the idea of a woman who is no particle historical woman – she has no color, no accent, no particular characteristics that require having body » (Spelman, 1988, 128).

Ainsi, certaines études féministes souffrent de biais majeurs liés à cet aveuglement. Par exemple, lorsque des féministes disent « we need to hear the many voices of women », le « we » est ancré dans une certaine catégorie de femmes blanches et aisées (Spelman, 1988, 163). Cet ancrage n’est pas questionné et pose des problèmes de subjectivité du discours.

 

Désessentialiser le féminisme

Le genre est une catégorie vide pour certains auteurs. Elle est pleine seulement en prenant en compte les l’inter-influences entre races, classes, etc. (Spelman, 1988). À partir de là, que peut-on faire pour éviter cette essentialisation dans le féminisme ?

Tout d’abord, il ne faut pas parler des femmes comme un seul et unique groupe, mais parler de groupes de femmes, et il faut justifier les choix faits dans la création de ces groupes et pourquoi ils sont étudiés plutôt que d’autres (Young, 1990, 900). Ne plus regarder les femmes comme un groupe unifié permet d’être plus ouvert aux différences à l’intérieur du groupe, de ne plus entretenir la séparation antique « de l’âme et du corps » qui laissait la place pour une femme essentialisée. D’autre part, justifier notre choix dans la construction d’un groupe de femmes permet de tenir compte des différences entre les femmes en fonction des différences qui comptent pour une analyse. En d’autres termes, ce n’est pas uniquement se demander « s’il y a des différences », ni uniquement « quelles sont ces différences » mais aussi « comment ces différences interagissent sur l’oppression d’un groupe de femmes en particulier ».

Ensuite, il faut parler des différences entre femmes. Mais cela n’est pas suffisant pour éviter l’impérialisme culturel, les présupposés et les stéréotypes : le genre n’est pas expérimenté de la même façon par toutes les femmes (Young, 1990, 900). Il faut mettre en avant les interactions entre les différents facteurs et caractéristiques qui différencient certaines femmes par rapport à d’autres et comment ces caractéristiques (socialement construites) participent à une forme de domination différente sur certaines femmes par rapport à d’autres. En d’autres termes, cela revient à montrer les facteurs qui font que certaines « females become not simply women but particular kinds of women » (Spelman 1988, 113) et prendre soin de contextualiser l’interaction de ces facteurs entre eux.

 

Repenser nos approches des discriminations

On peut essayer de faire une synthèse critique de deux visions des discriminations que l’on retrouve souvent en sciences sociales mais aussi dans les idéologies politiques. D’un côté l’additive method, qui correspondrait à celle utilisée le plus souvent par les gender realist, de l’autre la melted method, qui correspondrait à celle prônée par Spelman et plus largement par les gender nominalists.

De son côté le modèle dit additif (ou additive method) peut être compris en imaginant un collier de perles : les discriminations sont autant de perles qui composent un collier, pour analyser ces discriminations on en choisit une seule qu’on fait varier en gardant les autres constantes. Cette approche est critiquable car elle participe à reproduire les imperfections des approches gender realist. En effet, elle favoriser la reproduction des biais contextuels : le théoricien choisit implicitement une perle (ou une porte d’entrée théorique) plus importante qu’une autre qui explique la discrimination. C’était le cas de certaines féministes des années 1970 qui voyaient les discriminations subies par les femmes d’abord sous le prisme du genre. Pour elles, il fallait d’abord résoudre le problème du genre car une fois résolu, les autres problèmes partiraient d’eux-mêmes.

Bien que la méthode additive ait des défauts, il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». La méthode additive reste intéressante pour expliquer certains cas dans lesquels des composantes de la discrimination sont socialement plus saillantes que d’autres. Par exemple, pour analyser les discriminations subies par un homme handicapé et noir, il sera probablement plus probant de se pencher d’abord sur la couleur de peau, qui est une composante plus saillante pour expliquer certaines formes de discriminations dans notre société, car cet élément sera peut-être – de manière arbitraire – davantage mis en avant comme un critère d’exclusion que le handicap. Par exemple une femme musulmane portant le voile et souffrant d’une main moins agile qu’une autre sera probablement davantage discriminé sur sa religion car dans le contexte actuel, la société met en avant – de manière arbitraire – davantage la l’appartenance à l’Islam que l’agilité de la main pour discriminer les individus. Plus largement, cela revient à se demander à quel point le cadre conceptuel que l’on choisit va nous imposer des biais et quel est le prix de l’utilisation de ce cadre (entraîne-t-il des biais insurmontables ?). Si l’on prend soin de se demander « à quel point notre approche essentialise », on peut raisonnablement se rendre compte si la méthode additive est trop coûteuse (ou pas) pour notre cas. Par exemple, si nous voulons analyser les discriminations des femmes en Afrique du Sud, il sera peut-être préférable de ne pas utiliser la méthode additive car on rencontrera des différences entre les femmes blanches et noires. La race et le genre auront probablement une imbrication trop importante pour pouvoir être hiérarchisés.

Face à la méthode additive, certaines préfèrent une méthode que l’on peut qualifier de « fondue » (melted method), qui serait plus respectueuse de la complexité des interconnexions entre les facteurs discriminants. Cette approche propose de ne plus voir les discriminations comme des perles qui formeraient ensemble un collier multicolore mais plutôt de voir les personnes comme des perles elles-mêmes intrinsèquement multicolores. En d’autres termes, une personne ne subirait pas d’abord une discrimination liée au genre, puis à la race et à la classe mais sa situation serait expliquée par l’interrelation des trois en même temps. Cette méthode permet plus facilement d’éviter l’écueil de l’essentialisation de la femme comme nous l’avons décrit dans la première partie de ce travail. Elle favoriserait une prise en compte de la pluralité à l’intérieur du groupe « Femmes » et prendrait mieux en compte les différences contextuelles et la complexité sociale qui résultent de l’interrelation des facteurs discriminants.

Néanmoins, ce modèle n’est pas parfait. D’abord parce que pour les cas moins communs le modèle fondu semble moins pertinent : il est difficile de pondérer l’influence des maladies rares (moins saillantes socialement) sur l’interrelation globale des facteurs discriminants d’un individu. Ensuite, le modèle fondu, s’il est poussé trop à l’extrême peut conduire à ne plus voir ce qu’il y a de commun aux femmes en tant que groupe opprimé. Le risque est de ne plus pouvoir lutter contre les discriminations liées au genre.  « In order to respond to oppression of women in general, feminists must understand them as a category in some sense. » Sans faire cela, « it is not possible to conceptualize oppression as a systematic, structured, institutional process » (Young, 1997, 17). Enfin, au niveau des applications politiques, cela semble plus difficile de mettre en œuvre des politiques anti-discrimination sur cette base fondue.

 

Conclusion

Afin de lutter contre plusieurs discriminations à la fois, il faut, comme nous l’avons vu, éviter l’écueil de l’essentialisation. Pour cela, il ne faut pas parler des femmes comme un groupe unique, et prendre en compte les différentes expérimentations du genre et des discriminations qui sont liées en fonction du contexte.

Ces conseils nous mènent naturellement vers une vision « fondue » des discriminations dans laquelle les discriminations sont interreliées et s’auto-influencent. Pourtant, comme nous l’avons vu, la force explicative de cette méthode reste dépendante de la saillance des caractéristiques discriminantes. D’autre part, la méthode additive reste pertinente pour expliquer des discriminations qui sont plus saillantes dans certains contextes que d’autres du fait que la société met en avant de manière arbitraire certaines caractéristiques par rapport à d’autres pour discriminer les individus (par exemple la couleur de cheveux est moins pénalisante que la couleur de peau dans un État raciste). Les deux approches sont donc valables. Choisir l’une ou l’autre reste un choix qui doit être justifié en fonction des objets étudiés.

Pour aller plus loin, et voir les implications concrètes de ces approches, il faudrait ouvrir nos questions sur ce que nous aimerions au niveau politique : préférerions-nous un monde sans genre ou un monde où chacun peut conceptualiser ce qu’est le genre ? Faut-il se passer de ces catégories ou au contraire les garder, mais en ayant conscience de leur puissance politique et ainsi accepter de les modifier lorsqu’elles deviennent trop oppressives pour un groupe ?

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