Couvrez ce sang que je ne saurais voir !

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Article initialement écrit pour notre partenaire R.E.E.L. 

Au même titre que les publicités qui décorent nos villes ou des photos qui garnissent nos journaux, les réseaux sociaux constituent une plateforme au fort pouvoir normatif. De celui-ci, nous souhaitons ici discuter la représentation du corps – de la femme plus particulièrement – et d’une sorte de contre-mouvement émergent.

Les réseaux sociaux relayent à leur tour des canons de beauté supposés universels, des corps fins, pas trop gras mais aux formes voluptueuses, bronzés et à l’attitude suggestive. Leur rapidité et l’absence de frontières leur permettent de diffuser ces images partout et en tout temps : personne n’est épargné. Ils diffusent à toute allure ce corps parfait. Si l’on accepte de déplacer le regard, il peut pourtant nous apparaître frêle, figé dans l’inaction, inexpressif et détaché de sa personne. Bien que l’Internet et ses réseaux semblent se satisfaire du fantasme social qu’ils construisent, leurs utilisateurs ont parfois décidé d’en faire un lieu de contestation et notamment au sujet de ce corps parfait.

Un premier exemple pourrait être celui de la campagne d’affichage pour des produits amincissants : une femme en maillot de bain à l’affiche avec le slogan « are you beach body ready ? » qui ne laisse plus aucun doute (Le Temps, 2015). L’affiche ne fera pas long feu avant de se retrouver sur les réseaux sociaux, entourée de jeunes filles en maillot de bain qui expriment leur désaccord avec ce type d’image. Même principe avec le hashtag #loveyourlines (The Huffington post, 2014a) qui accompagne des photos de vergetures, rarement en grandeur nature sur des affiches. Les réseaux sociaux, nouveau lieu de rassemblement féministe et espace dans lequel on peut montrer ce que l’on ne veut habituellement pas voir ? Pas si sûr…

En effet, ce qui est plus inquiétant, c’est qu’une sorte de censure a vu le jour sur certains réseaux sociaux. Instragram, par exemple, est certainement le plus flagrant dans sa volonté d’effacer les photos des corps « qui dérangent ». Mais qui sont-ils, ces corps disgracieux et choquants qui n’ont pas leur place sous le diktat virtuel et doivent disparaître au risque d’heurter les sensibilités ?

C’est celui de Petra Collins, dont les poils pubiens dépassent de sa culotte ; elle voit alors son compte Instagram supprimé pendant que des milliers d’autres photos de femmes en bikini – épilées – ne subissent pas le même sort. Elle juge s’être montrée « au naturel » et résume parfaitement la situation actuelle : « Si l’Internet reproduit la vie réelle, alors il est évident que la vie réelle peut imiter aussi le monde virtuel. » (The Huffington post, 2013) Elle exprime ici très bien la confusion existante entre ces deux mondes et montre, par son action, que l’espace virtuel peut s’avérer sélectif.

Ces corps censurés, c’est aussi celui de Rupi Kaur dont le pyjama est tâché de sang (The Huffington post, 2015). A l’origine d’une série de photo sur les menstruations, elle a permis de soulever une nouvelle fois le tabou qui entoure les règles et verra finalement son compte remis en ligne. Sa démarche met à jour une question fort intéressante. Cet exemple montre en effet que le sang peut être perçu comme un réel « tabou visuel ». Ce sang-là n’est pas anodin, « c’est le sang de la parturition, c’est le sang de la virginité, mais c’est surtout le sang menstruel » (Testart, 2014) . Ainsi, ce n’est pas tant le sang en soi qui semble poser problème – vous pouvez sereinement poster des photos de vos genoux écorchés – mais précisément le sang des femmes*. A ce sujet, la photographe Marianne Rosenstiehl s’est étonnée du manque de travaux artistiques portant sur le sang menstruel. Elle constate que « l’absence de représentation de ce thème était criante, à en devenir suspecte », d’où l’idée d’une exposition sur ce sujet en 2014 à Paris (The Huffington post, 2014b). Intitulée « The curse, la malédiction », les photos évoquent le sang des premières règles mais aussi la ménopause dans le but de nous faire réfléchir plus que par action militante (The Huffington post, 2014b). La photographe explique que ce sang « fait l’objet de nombreuses superstitions, légendes et fantasmes, à travers toutes les civilisations » (Le petit espace, 2015). Ses images montrent des situations dans lesquelles de nombreuses femmes peuvent se reconnaître, certainement bien plus que dans les clichés épurés des réseaux sociaux.

A l’heure où les deux mondes, réel et virtuel, se confondent, il est encourageant de voir un certain militantisme sur les réseaux sociaux. Ces derniers sont souvent à l’image des médias traditionnels et soumis aux mêmes diktats visuels. Leur avantage, qui est, comme nous l’avons dit, aussi leur risque, est d’être partout et tout le temps présent : un mouvement peut rapidement prendre de l’ampleur et la contestation devenir contagieuse. Ainsi, l’espoir de voir de plus en plus de « tabous sociaux » s’afficher et se transformer en revendication n’est pas vain.

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