Penser daech dans les médias de masse

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Un des buts fondateurs des médias est de fournir de l’information. Celle-ci peut être livrée telle quelle, relatant des faits de manière objective – ce qui est en réalité impossible, tant certaines indications sont parfois plus normatives qu’indicatives. Elle peut aussi être interprétée par des journalistes, analysée par des experts. Dans ces cas, l’extrapolation d’un fait à une théorie générale et à des conclusions alarmistes pose problème.

Quel est le rôle des médias dans la création de conflits et d’ennemis dans l’imaginaire collectif ? Il est certainement important. Dans cet article, nous ne remettons absolument pas en cause des actes commis par des individus et groupes à l’encontre d’êtres humains ou de patrimoine culturel. Il est ici question de l’implication des grands médias quotidiens ou d’information en continu dans la stigmatisation et le renforcement de la peur chez leur public. Pour illustrer nos propos, nous utiliserons le cas de daech dans la seconde partie de notre développement.

Nous pourrions distinguer deux types d’articles journalistiques. Premièrement, l’information sur le vif où les précisions arrivent par bribes, laissant certains se hâter dans des brèches pour ensuite revenir sur leurs pas. Ensuite, l’article de (sous-)information, où l’auteur exerce des prouesses au conditionnel et nous laisse sur notre faim : que puis-je tirer de cet article d’hypothèses, au mieux fourni d’informations relayées par des agences de presse ? D’autant plus qu’il faut réussir à distinguer l’information brute de son sens donné par les médias.

C’est là où le bât blesse : notre soif d’information claire n’est jamais assouvie car elle est entretenue par des médias en continu. A cela s’ajoute la partialité du discours qui aboutit souvent à une information biaisée ; s’informer devient un véritable défi, alors que paradoxalement, nous avons justement accès à ce qui se passe dans le monde de manière quasi simultanée.

L’appropriation de l’information vague par l’individu est décuplée avec les correspondants à l’étranger souvent contraints à des raccourcis. Outre le fait que relayer des informations déjà offertes par la presse locale ou prendre pour source première l’avis du tenant de l’épicerie soit discutable, une tension se crée chez celui qui reçoit l’information. Les faits relatés concernent souvent des problématiques graves comme le terrorisme, les conflits armés ou l’instrumentalisation de la religion. Il faut souligner la difficulté de se représenter cela pour le lecteur. En effet, le citoyen lambda ne connaît ni l’histoire ni la culture de chaque pays ; le citoyen lambda ne voyage pas dans les pays en conflit. Mais s’il écoute, regarde ou lit, il boit les paroles des grands médias et se construit une opinion (douteuse ?) sur une région, ses habitants et son fonctionnement politique.

S’ensuivent les dîner s où chacun récite ce qu’il juge comme information brute et valable et scande des arguments réducteurs. L’engouement médiatique est aussi rapide que la désinformation : celui qui devient militant pour la liberté de presse, s’époumone à dire qu’il est Charlie et s’abonne à l’hebdomadaire peut aussi philosopher sur ce qui se passe à des kilomètres de chez lui – ce qui lui paraît si proche, tant la rapidité médiatique efface le temps et les frontières. Mais l’individu qui ne porte pas de regard critique sur l’actualité peut à son tour devenir vecteur de mésinformation.

Pour illustrer cela, prenons un exemple quotidien. Dans le jargon médiatique, certains s’entêtent à rappeler à tout bout de champ que l’on parle de « l’Etat islamique » plutôt que de généraliser le terme à daech (Etat islamique en Irak et au Levant en arabe). On conforte ainsi une vision par le langage et le choix des mots alors que ce groupe n’est ni reconnu comme un Etat et ne représente pas l’islam. Même si l’appellation arabe sous-tend cette notion, on offre une reconnaissance alors que les faits ne nous le permettent pas. Nommer c’est faire exister ; et en quelque sorte, c’est légitimer.

Cette dénomination d’Etat islamique pose la question de savoir de quelle conception de l’Etat nous discutons. Si l’on comprend l’Etat-nation, celui-ci requiert un territoire, une population, une force armée et la reconnaissance internationale. Selon cette définition classique – obsolète ? – daech n’est pas un Etat. Mais ce n’est pas non plus un groupe terroriste, tant il diffère de par ses actions et sa visibilité. Cependant, cet acteur déséquilibre le système international (Kurth Cronin, 2015) et nous oblige ainsi à réfléchir à son statut.

Daech peut alors être vu comme un « pseudo-state » (ibid), une nouvelle forme d’organisation sociale, une infrastructure repensée. Cette entité s’est construite et érigée en une puissance – relative, certes – économique et idéologique notamment. Cet acteur bénéficie de ressources non négligeables (puits de pétrole, blé) et son engagement va au-delà de l’idéologie première (salafisme). Le territoire occupé accueille plus de 80 nationalités différentes (Al-Manar, 2014 ; Le Jeune, 2014), une terre d’exil idéale pour ceux qui ne s’identifient plus à la société dans laquelle ils étaient inscrits. La propagande médiatique de daech ne se contente pas de quelques vidéos menaçantes envers les Occidentaux mais elle sert aussi à recruter et à attirer en offrant d’autres fins que le combat armé. C’est le but notamment des « mujatweet », expression qui lie les combattants armés aux réseaux sociaux et qui désigne de courtes vidéos faisant la promotion de daech. Des rires, de la nourriture en abondance sur des marchés colorés, de la sécurité, de la consommation : voilà les spots touristiques de l’organisation, qui s’assimile soudain à un élogieux capitaliste ! (Della Ratta, 2015).

Ainsi, daech apparaît comme un acteur inattendu : ce n’est ni un Etat au sens classique du terme, ni un groupe terroriste comparable à Al-Qaida (Kurth Cronin, 2015).

Cette problématique se révèle être très complexe et nous ne pouvons évidemment pas être exhaustives ici. Ce que nous désirons souligner est l’univocité des grands médias à l’égard de daech. Les articles de fond se perdent parmi les informations brutes relayant le nombre de morts et les horreurs commises ; il ne faut absolument pas nier ni minimiser les faits perpétrés, mais il s’agit d’avoir un regard réflexif sur ces phénomènes.

Comment ne pas tomber dans la paranoïa et la psychose générale ? Et si l’on pense avoir accès à une pluralité de médias, celle-ci n’est que mirage : agences de presse relayées par tous, groupes de presse communs, information en continu, monopole journalistique !

Le paysage médiatique laisse ainsi plus de place aux spéculations plutôt qu’au récit factuel de l’actualité.

Le quatrième pouvoir a une responsabilité majeure dans la manière d’informer. Il doit trouver le juste milieu entre relater des faits et être capable de les analyser de points de vue différents. Cette pluralité – qui se fait rare dans les grands médias – permettrait d’approcher une certaine objectivité. De manière absolue, celle-ci est inexistante, mais pouvoir offrir au public un objet sous tous ces angles permet ensuite à chacun de se positionner, en connaissance de cause, et ainsi soulever de réels débats (lors de ces fameux dîners).

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