La guerre des devises est-elle vraiment une guerre ?

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Lors des dernières votations populaires en Suisse (30 novembre 2014), un des objets qui était soumis au peuple concernait le « sauvetage » de l’or suisse. Plus précisément, il s’agissait d’une initiative qui visait  à mettre en place des mécanismes interdisant à la BNS – Banque nationale suisse – de vendre ses réserves d’or et de ramener la part de ce métal à 20% de ses actifs.

L’initiative, tout comme les autres textes soumis au même temps, a été fortement rejetée (77% de non, et aucun canton acquis) et ne disposait que de peu de soutien. En effet, le Conseil national, le Conseil des États et plusieurs autres groupes et partis recommandaient fortement le rejet de l’initiative. Mais il existait tout de même quelques voix qui s’élevaient pour l’initiative et parmi elles, celle de Peter Schiff, expert économique et ancien conseiller de Ron Paul – homme politique américain, membre du Parti républicain. Dans une petite interview accordée à l’Hebdo (N°48, 27 novembre 2014), cette Cassandre de la finance, qui avait prédit la crise de 2008, justifiait sa position. Il soutenait que le fait de contraindre la BNS à garder l’or pourrait, en partie, mettre un frein à une guerre économique qui se déroulait au niveau mondial, où les pays se battent à coups de dévaluations monétaires.  En gardant son or, la Suisse deviendrait « le premier pays à volontairement se détourner de cette absurde guerre mondiale de monnaies ».

La guerre des monnaies… une absurde guerre mondiale de monnaies.

La guerre des monnaies… une absurde guerre mondiale de monnaies. Comment peut-on parler de guerre avec des devises ? La guerre, selon la conception clausewitzienne, c’est un acte de violence destiné à contraindre un adversaire, une « continuation de la politique par d’autres moyens ». Il s’agit de l’utilisation d’une forme de violence organisée avec une finalité politique. Toutefois, il est vrai qu’il s’agit là d’une conception politique de la guerre, et qu’on peut aussi parler de guerre culturelle, eschatologique ou cataclysmique. Cependant, la conception classique de Carl von Clausewitz est celle qui domine l’imaginaire, c’est une guerre entre États, des « unités politiques » (BULL, 1977) contre d’autres unités politiques avec des soldats et des armes. Cette conception de la guerre est fortement liée au processus de construction de l’État. Dans d’autres termes, l’État se construit, il bâtit sa puissance et sa force au travers de la guerre.  Si l’on suit cette conception de la guerre, on retrouve une division du travail entre visions réalistes – le monde est une jungle où l’on doit manger ou être mangé et la paix n’est obtenue que par un équilibre des puissances bancal – et visions libérales – le monde est une jungle dangereuse certes, mais si l’on discute et que l’on commerce on peut obtenir la paix et une paix stable. Et c’est la où il m’est difficile – dans un premier temps – de concevoir le terme de guerre des monnaies. Dans une vision libérale, la paix s’acquiert par l’échange, le commerce. Alors comment peut-on parler d’une guerre avec des outils permettant l’établissement de la paix ? Tout simplement,  en reprenant l’idée de l’utilisation d’une violence organisée avec une finalité politique et liée à la construction de l’État.

 On peut dire avant toute chose qu’il s’agit d’un tabou, une chose dont on n’aime pas parler à l’OMC et qui pourtant selon Paul Vaulker – ex-président de la Fed – est une chose terrible qui peut détruire les avancées gagnées au cours de dix années d’âpres négociations commerciales en l’espace de dix minutes.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de préciser ce qu’on appelle « la guerre des devises ». On peut dire avant toute chose qu’il s’agit d’un tabou, une chose dont on n’aime pas parler à l’OMC et qui pourtant selon Paul Vaulker – ex-président de la Fed – est une chose terrible qui peut détruire les avancées gagnées au cours de dix années d’âpres négociations commerciales en l’espace de dix minutes. Il s’agit en grande partie de dévaluations compétitives visant à renforcer les exportations. Ces effets sont encore plus importants que les instruments classiques de politique commerciale – droits de douane, quotas, restrictions volontaires aux exportations, etc. La mise en place de telles dévaluations nuit par conséquent à la libéralisation des échanges au niveau mondial. À un tel point que le FMI a décidé de publier un panorama des monnaies les plus surévaluées et sous-évaluées, et pour appuyer la force symbolique de ce rapport, il y en a eu que deux depuis la création du FMI en 1944.

Un autre apport négatif entrainé par ces dévaluations est le risque d’entrer dans un cercle vicieux de dévaluations entrainant une hyperinflation. Un grand pays baisse la valeur de sa monnaie de manière à favoriser ses exportations, augmenter le prix de produits importés et ainsi stimuler la consommation locale. Ainsi, il se retrouve avec des exportations qui augmentent, des importations qui baissent, une consommation en hausse, et le chômage en baisse. Les pays avec qui il commerce ne sont pas contents du fait que chez eux, c’est le contraire qui se passe. Les prix des produits importés baissent et des produits d’exportations augmentent entrainant ainsi une augmentation des importations et une baisse des exportations. Ensuite, la consommation baisse et le chômage augmente jusqu’à ce qu’ils décident eux aussi de dévaluer leur monnaie. Tout cela risque d’entrainer un déséquilibre du commerce mondial en plus du fait que si tout le monde dévalue, les effets positifs d’une telle pratique sont annulés.

Peut-on pour autant parler de guerre des devises ?

Cependant, peut-on pour autant parler de guerre des devises ? Pourquoi aller jusqu’à un tel extrême ? On pourrait tout simplement dire qu’il s’agit d’une autre forme de protectionnisme, une sorte de barrière non tarifaire et que de toute manière, comme le stipulait Tong Zianghua – membre de la délégation chinoise à l’OMC – dans un article du Temps : ce sont des outils légitimes permettant de maintenir une balance des payements stable. Et que de toute manière, la volatilité des devises ne produit que peu d’effets sur le commerce.

Cependant, ce n’est pas un avis partagé par tout le monde, notamment Peter Schiff, Paul Vaulker ou encore Vera Thorstensen – professeure d’économie à l’université de Sao Paulo, conseillère économique, ancienne membre de la délégation brésilienne à l’OMC et du comité des règles de l’OMC. Elle considère au contraire que les déséquilibres résultants des ces dévaluations compétitives frustrent les politiques commerciales de beaucoup d’États. Elle considère que ces dévaluations peuvent atteindre 5% pour le dollar et 15% pour le yuan, tandis que le réal est surévalué de 20%. Ces taux de dévaluation artificiels déforment davantage les rapports et les accords signés à l’OMC. Elle illustre ces déformations par quelques cas : les taxes sur les importations aux USA ne peuvent dépasser les 13%. Cependant, avec un dollar sous-évalué volontairement, les taxes peuvent augmenter jusqu’à 19%.  Ce mécanisme est encore plus marqué avec le cas de la Chine, où les droits de douane ne peuvent être supérieurs à 33%. Avec une sous-évaluation de sa monnaie, c’est comme si elles étaient à 44% en valeur absolue. De plus, l’effet peut se cumuler avec des monnaies surévaluées. Essayez d’imaginer quel serait le gain commercial pour un pays qui sous-évalue fortement sa monnaie – la Chine – et qui commerce avec un pays avec une monnaie surévaluée – le Japon.

L’économie participe ainsi au renforcement et à la constitution d’un État fort.

Mais alors en quoi est-ce une guerre ? Pour répondre à cela, il faut revenir à cette dimension d’une violence organisée par une unité politique avec une finalité politique et liée à la construction de l’État. Si l’on prend la vision de l’économie politique internationale – qui vise à l’étude des interactions réciproques et de la dynamique dans les relations internationales entre poursuite de la richesse et puissance (GILPIN, 1975 :43.), l’acteur central est l’État et il ne cherche que la richesse et la puissance. Cette richesse et cette puissance peuvent s’acquérir par des biens matériels – force industrielle, richesse du sol, développent économique, etc. Ainsi nous avons notre unité politique : l’État qui est celui qui contrôle (en partie) le niveau de sa masse monétaire par le biais de sa banque centrale. Il peut décider de détruire de la monnaie pour augmenter sa valeur ou d’augmenter sa quantité pour la diminuer. La violence organisée quant à elle consisterait à mettre en place une dynamique permettant de renforcer la position de l’État tout en affaiblissant celle des autres. Dans ce cas-là il pourrait s’agir de mettre en marche la machine à billets – de manière à baisser la valeur de sa monnaie – tout en achetant les devises d’un pays concurrent. Si l’on produit plus de billets que ce qu’on achète comme devises chez notre adversaire, le prix de notre monnaie baisse et celle de notre concurrent augmente. Enfin, la finalité politique consiste en l’acquisition de richesses et de puissance. Le pays ayant une monnaie sous-évaluée et cumulée avec une économie orientée vers l’exportation verrait son industrie dopée, entrainant de ce fait une augmentation de sa consommation et de sa croissance économique et verrait ainsi sa zone d’influence grandir et sa position devenir de plus en plus importante. L’économie participe ainsi au renforcement et à la constitution d’un État fort.

Article initialement publié dans le journal de la Junior Entreprise de Genève (JEG) en février 2015

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