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La conception dialectique de Rougemont et l’universalisme de Trudeau

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Dans l’article précédent nous avons abordé ce que nous pensions être le point de convergence important des pensées rougemontienne et trudeauiste : la personne. Pourtant nous nous sommes aperçus que des nuances existaient. Rougemont définit l’homme à travers le concept de personne. Autrement dit, comme un être pris en tension entre ses responsabilités et sa liberté. Alors que Trudeau part de la même base personnaliste mais va mettre l’accent sur une orientation individualiste de l’homme : comme détaché de ses particularismes. Ces différences ontologiques sont les causes de deux visions fédéralistes différentes mais pas foncièrement opposées. Ce sont ces différences dans la conception fédéraliste que nous allons aborder dans cet article, en se concentrant sur l’identité.

a)L’identité de l’individu dans l’État fédéral de Trudeau : universalisme et antinationalisme.

Chez Trudeau, la conception individuelle de l’homme se traduit par une politique identitaire définie comme un « regroupement d’identités ». C’est une sorte de multiculturalisme mais d’obédience libérale. En ce sens, on pourrait presque sans forcer utiliser Rawls pour comprendre la vision trudeauiste de la politique identitaire en voyant le « moi [comme] premier par rapport aux fins qu’il défend » (Rawls, 1971, 560). C’est pourquoi la politique identitaire trudeauiste peut être articulée autour de trois dimensions : une égalité d’identité et de traitement des individus, une réduction de la culture comme caractéristique individuelle dont la langue est le principal caractère, et une opposition farouche contre le nationalisme et les particularismes locaux en balance avec une ouverture fédérale universelle et rationnelle. Voyons plus en détail ces dimensions.

Trudeau prône la défense des droits individuels en opposition aux droits collectifs. Selon lui, défendre des droits collectifs au Canada serait dangereux car cela entrainerait inévitablement l’affrontement des collectivités dans un rapport de force très inégal, allant jusqu’à la guerre civile (Trudeau, 1992, 58-59). Avant d’ajouter « C’est ça le libéralisme : affirmer que l’individu dans l’exercice de ses droits fondamentaux est antérieur à l’État et que tous les individus sont égaux. » (Trudeau, 1992, 59). Dès à présent, on voit clairement un déplacement du personnalisme au profit du libéralisme qui pour Burelle mènera à une vision républicaine américanisée de l’État (Burelle, 2005, 55).
Cette défense des droits individuels, Trudeau la met en avant pour désamorcer ce qu’il voit comme une menace : le nationalisme. Ce dernier est pour Trudeau la cause de tous les maux et notamment des guerres (Trudeau, 1967, 170). Le nationalisme serait absurde car il poursuit un but sans fin et autodestructeur car les nations seront toujours traversées de minorités qui voudront s’autonomiser (Trudeau, 1967, 168). Trudeau pousse donc à l’extrême la vision nationaliste pour mieux la réfuter, au point qu’il l’éloigne de toute logique. Ainsi, Trudeau se détache largement de Rougemont en refusant de suivre le modèle multinational suisse qu’il pense inadapté pour le Canada (Burelle, 2005, 54). Cette nation qu’il combat farouchement est cependant, pour lui, acceptable comme un état transitoire vers le fédéralisme (Charette, 1980, 98).

« L’État n’était rien au Québec, on voudrait qu’il soit tout »

Le fédéralisme est ainsi un idéal concret qu’il faut atteindre parce qu’il est rationnel (Trudeau, 1967, 186-188). Trudeau donne une définition très ouverte du fédéralisme qu’il justifie par des arguments économiques qui vont marquer sa vision de l’identité. En effet, pour lui « il ne faut pas oublier l’homme qui parle la langue » (Trudeau, 1967, 13). Par « ne pas oublier l’homme » il faut comprendre « subvenir à ses besoins animaux pour vivre ». Ainsi pour Trudeau les problèmes identitaires ne peuvent êtres réglés que si en premier lieu l’économie est prospère. Il reprend à son compte la célèbre formule révolutionnaire : « L’État n’était rien au Québec, on voudrait qu’il soit tout » (Trudeau, 1967, 25). Par là, Trudeau hiérarchise les priorités : il faut d’abord relancer l’économie et ensuite la culture suivra. Cette politique culturelle, l’ex-premier ministre la veut contre la « dépersonnalisation » (Trudeau, 1967, 36). Cette expression n’est probablement pas innocente, puisqu’elle renvoie une fois de plus aux origines personnalistes de l’intellectuel. Ainsi, l’État doit protéger la culture mais sans faire du protectionnisme culturel afin que la concurrence fonctionne (Trudeau, 1967, 36-38). On voit ici l’étonnant glissement de la théorie libérale économique vers une vision du culturel qui doit respecter les règles de la concurrence pure et parfaite qui, comme nous pouvons déjà l’anticiper, sera en contradiction avec la vision rougemontienne. Trudeau développe l’idée d’un État fédéral qui promeut le dynamisme d’une langue et d’une culture mais qui ne va pas, en quelque sorte, maintenir coûte que coûte cette culture si elle semble « trop faible » pour résister à cet étrange marché culturel qu’il évoque (Trudeau, 1967, 39).

b)L’identité de la personne dans la fédération de Rougemont : un pour tous, tous pour un !

Rougemont a la même méfiance pour le nationalisme que Trudeau et le voit comme un virus dont le fédéralisme est l’antidote (Rougemont, 1994a, 353). Il y est peut-être plus opposé dans le sens où Rougemont ne le considère même pas comme un état transitoire mais comme un danger à éviter à tout prix qui renvoie au pire moment de notre histoire. Dans Les maladies de l’Europe, le nationalisme est vu comme une négation des droits de la personne et dans lequel les fanatiques de gauche se jettent, quand bien même ils devraient être les premiers à le combattre (Rougemont, 1994a, 13-31). À l’instar de Trudeau, Rougemont n’est pas aussi négatif à l’égard du libéralisme économique que le sont la plupart des personnalistes. En revanche, il ne l’utilise pas pour développer sa pensée culturelle et va, au contraire, dénoncer les effets destructeurs du capitalisme sur l’identité (Rougemont, 1994a, 23).
Avant d’aller plus loin, il convient de rappeler que la différence de contexte dans lequel Rougemont écrivait par rapport à Trudeau peut expliquer en partie la proximité de l’un au personnalisme et le rapprochement de l’autre vers le libéralisme. En effet, la Seconde Guerre mondiale vient tout juste de se finir lorsque Rougemont développe une grande partie de sa pensée fédérale. Et c’est également dans un monde où se profile la future Guerre froide entre les deux Grands. Il cherchait ainsi à positionner l’Europe comme une troisième voix entre les États-Unis et l’URSS tout en éloignant le spectre totalitaire. Il lui a donc fallu développer une pensée plus adaptée à ce contexte, celle d’un fédéralisme qui a pour fin « la liberté des personnes et la réalisation de leurs vocations singulières » (Rougemont, 1994b, 679).

« La définition de l’identité canadienne est négative, elle se fait par l’acceptation des autres culutres »

Ainsi, pour Rougemont le fédéralisme doit avant tout se définir en termes culturels afin de susciter une prise de conscience de l’union qui existe en Europe (Rougemont, 1994, 62). Le Centre européen de la culture a été créé afin de définir un socle commun philosophique pour le continent qui transcenderait les différences des systèmes économiques et politiques : « Une notion de l’homme et de la liberté, qui est en définitive notre vrai bien commun. » (Rougemont, 1994a, 62). Cette vision contraste avec l’approche plutôt économique de Trudeau dans laquelle prévaut l’essor économique comme condition d’une bonne santé fédérale et pour que cessent les prétentions indépendantistes (Trudeau, 1967). Cependant, l’idée d’une base culturelle commune est bien présente chez le Canadien qui a développé l’idée d’un pancanadianisme et a défini l’identité culturelle canadienne à la négative « comme lieu de reconnaissance des différences culturelles » (Karmis, 2010, 453).

Le Centre européen de la culture avait pour vocation de rapprocher la future Union vers l’universalisme rayonnant qui est propre à l’Europe (Rougemont, 1994a, 66). Il est intéressant de constater qu’ici Rougemont utilise à la fois une notion d’universalisme mais précise le lien de cet universalisme avec le particularisme. Un tel détail est important car il nous indique une vision non binaire de la relation entre universalisme et particularisme, d’autant plus que ce n’est pas la seule fois où il l’évoque (Graber, 2010, 92-102). Pour Rougemont le fédéralisme est un pont entre le particularisme et l’universel (Graber, 2010, 316). Alors que Trudeau développe d’abord une pensée universaliste qui s’oppose au particularisme. Orienter le Canada vers le fédéralisme est pour lui un acte de raison car il permet d’atteindre l’universel. Cependant, à aucun moment il ne semble se référer à un jeu dialogique entre universalisme et particularisme. C’est d’ailleurs ce que lui reprochent certains de ses adversaires (Aquin, 1977, 69-103). Cette vision conduit Trudeau a se séparer radicalement de la pensée rougemontienne en menant des politiques de fragmentations identitaires (Karmis, 1996, 454). Le livre Blanc en est un exemple frappant. Dans cet ouvrage, l’ex-premier ministre construit une politique identitaire articulée autour de l’individu et non de la communauté. Ainsi, Trudeau voulait que les autochtones perdent leurs droits spécifiques, adaptés à leur contexte communautaire pour être mieux intégrés dans la société Canadienne. Pour lui, cette mesure était des plus justes, car elle est dans l’optique du « color blindness » américain qui ne distingue pas les individus selon leurs origines, mais leur reconnaît des droits uniquement selon leur condition humaine. Encore une fois, les paroles de Trudeau raisonnent avec la vision libérale de l’identité et contrastent avec la vision personnaliste qui ne conçoit l’identité individuelle que comme un jeu dialogique avec son milieu (Burelle, 2005, 28-30). Une telle mesure a pourtant été rejetée par les autochtones qui n’étaient pas prêts à être livrés sans protection à une culture dominante qui allait les avaler (Karmis, 1996, 454).

« La fédération n’a pas pour but d’effacer les diversités et de fondre toutes les nations en un seul bloc, mais au contraire, de sauvegarder leurs qualités propres. »

Contrairement à Trudeau, Rougemont va développer une vision de l’identité dans le fédéralisme plus nuancée et moins libérale. En restant proche des préceptes personnalistes, l’intellectuel suisse construit sa pensée autour de six principes du fédéralisme qui pour certains sont en opposition directe avec la vision identitaire de Trudeau précédemment développée.
En effet, le quatrième principe du fédéralisme semble le plus en désaccord avec la vision trudeauiste de l’identité dans le fédéralisme. Rougemont le développe comme suit : « La fédération n’a pas pour but d’effacer les diversités et de fondre toutes les nations en un seul bloc, mais au contraire, de sauvegarder leurs qualités propres. » (Rougemont, 1994a, 36). Cela implique que chacun de ses membres « réussisse ainsi à conserver ses particularités et son autonomie, qu’il serait hors d’état de défendre seul contre la pression des grands empires » (Rougemont, 1994a, 36). Autrement dit, il y a là l’idée de la devise suisse « un pour tous, tous pour un » que Rougemont cite lui même (1994a, 34) : chaque membre défend l’union d’avec les autres, en retour l’union défend chacun de ses membres. On retrouve cette idée chez Trudeau au niveau culturel par la vision d’un État fédéral qui serait comme un tremplin pour les minorités (notamment pour les « Canadiens français »), qui auraient ainsi une opportunité de se développer sous couvert d’une protection contre les géants extérieurs (Trudeau, 1967, 39). C’est ce qui fait dire à Trudeau que le Québec doit être « une force du fédéralisme » (Trudeau, 1967, 42). Néanmoins, on peut mettre en doute la cohérence commune des deux penseurs sur l’idée d’éviter la fusion des nations en un seul bloc. En effet, Trudeau semble bien développer l’idée d’un nationalisme à l’échelle canadienne, qu’on peut appeler pancanadiansime et dont les principaux axes politiques seraient : « La mise sur pied d’institutions culturelles et scientifiques, la Loi sur la citoyenneté (1946), le remplacement du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres par la Cour suprême du Canada (1994), l’adoption d’un drapeau (1965) » (Karmis, 1996, 446).

 

Conclusion

En somme, pour comprendre les pensées de Trudeau et Rougemont sur l’identité dans le cadre de leurs visions respectives du fédéralisme, il faut d’abord remonter à leur ontologie de l’humain. Ainsi, nous avons vu que si Rougemont et Trudeau esquissent leurs philosophies sur les grandes lignes du personnalisme de Mounier, Trudeau dévie vers le libéralisme, parfois de manière radicale en parlant d’un « seuil des temps » et d’un « Homme originel ». Toutefois, nous avons également vu que cette vision presque caricaturale de l’homme est traversée par une tension intellectuelle bien réelle qui fait hésiter Trudeau entre personnalisme et libéralisme.
Cette hésitation nous a permis de mieux comprendre en quoi ces deux auteurs ont des visions du fédéralisme différentes mais pas radicalement opposées. Trudeau a une vision de l’identité axée sur la défense des droits individuels aux articulations étrangement calquées sur un modèle de concurrence culturelle. Alors que Rougemont reste proche du personnalisme en donnant une plus grande place à la communauté et fait une distinction plus fine entre universel et particulier. L’identité développée par Trudeau est celle d’une personne qui a des aspirations individualistes. Cette différence peut s’expliquer, comme nous l’avons évoqué, notamment par un contexte d’écriture différent entre les deux hommes. Ainsi, nous avons vu que comparer la pensée de Trudeau et de Rougemont est un exercice complexe car le premier répondait à des impératifs politiques qui l’ont fait dériver vers l’individualisme, alors que le second cherchait à convaincre un environnement marqué par la Seconde Guerre mondiale en restant fidèle à des principes personnalistes et chrétiens. À défaut d’avoir produit une comparaison exhaustive des deux penseurs, nous avons montré que Trudeau, malgré la moindre importance philosophique de ses écrits, n’a pas développé une pâle imitation du Rougemontisme et a généré une pensée politique ancrée dans une interprétation personnaliste mais confrontée aux contraintes de la gouvernance politique.

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