Turquie: Élections sous haute tension

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Ankara, 10 octobre, une marche pacifique dénonçant la montée des violences entre le PKK et les forces gouvernementales est décimée par deux bombes. Avec un bilan de plus de 102 morts, cet attentat est le plus meurtrier de l’histoire de la Turquie. Les tensions opposant les supporters de la politique islamo conservatrice d’Erdogan à la population kurde n’ont jamais été aussi élevées depuis ces treize dernières années. Avec pour toile de fond la lutte indépendantiste kurde, la guerre en Syrie et les ambitions présidentielles d’Erdogan, les élections législatives turques de ce 1er novembre s’annoncent tumultueuses.

Les Kurdes et la Turquie: 40 ans de guerre et plus de 40 000 morts

kurdistan [1] Le monde diplomatique

Les Kurdes, avec une population de plus de quarante millions d’habitants répartis entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie, sont le plus grand peuple sans État. Depuis les accords Sykes-Picot (1916), les Kurdes  sont considérés comme une menace pour l’intégrité territoriale des pays où ils sont installés. La Turquie, avec près de quinze millions de Kurdes (environ 20% de la population[2]), est depuis les années 80 le théâtre de violents conflits entre les forces armées du PKK kurde et les forces gouvernementales, faisant plus de 40 000 victimes. Cependant une nouvelle dynamique s’était amorcée en 2012. Recep Tayyip Erdogan, leader charismatique du parti islamo conservateur AKP et à l’époque premier ministre de la Turquie, a tenté une résolution politique du conflit. Fin de l’isolement du leader Kurde Ocalan, libération de prisonniers turcs, déclaration de cessez-le-feu (2013), inclusion politique plus grande des Kurdes en Turquie; les espoirs de paix n’avaient jamais été aussi grands[3]. Cependant, la politique turque en Syrie et le revers électoral de juin 2015 ont mis fin à ce processus.

La Turquie et la guerre en Syrie: Une logique de « containment »

Le Kurdistan irakien, après le chaos de la guerre d’Irak, a su tirer son épingle du jeu et jouit aujourd’hui d’une grande autonomie. De la même manière, la guerre civile syrienne a permis au Kurdistan syrien, au prix d’un pacte de non-agression avec le régime de Bachar,  de s’émanciper de la tutelle nationale. Craignant une contagion, la Turquie, présidée par Erdogan, poursuit une politique de « containment » en Syrie. Cette politique se traduit par deux objectifs : premièrement, affaiblir le gouvernement de Bachar El Assad et deuxièmement, contenir les poussées indépendantistes kurdes syrienne et turque en affaiblissant leurs bras armées ; le PKK et les YPG, le tout sans prendre directement part au conflit. Daech, première force luttant à la fois contre les forces gouvernementales et les YPG –  bien que très éloigné idéologiquement de l’AKP –, s’est ainsi révélé être un très bon allié de circonstance. Cette alliance objective a cependant mis Ankara dans une situation ambigüe. A la fois membre de l’OTAN et opposée au fondamentalisme religieux, la Turquie a néanmoins refusé l’utilisation de ses bases aériennes par la coalition anti-Daech, fermé les yeux sur les trafics d’armes et de pétrole à ses frontières et laissé les candidats au djihad transiter sur son territoire. Ce soutien indirect à l’État islamique contre les populations kurdes syriennes, mis en lumière par la bataille de Kobané, a provoqué l’indignation de la communauté internationale. Les populations kurdes de Turquie y voient la main étatique qui cherche à écraser toute forme de résistance kurde. Les velléités présidentielles d’Erdogan et les résultats aux élections législatives de juin 2015 ne vont qu’aggraver les tensions entre Kurdes et Turcs.

kurdes-syrie[4]lemonde.fr

Super présidence et claque électorale

Erdogan, fondateur de l’AKP, devient premier ministre pour la première fois en 2003. A la tête du parti islamo conservateur et de la Turquie, il mena une large politique de réformes institutionnelles, économiques et sociales. Très populaire, il conserva sa majorité aux scrutins législatifs de 2007 et de 2011. Cependant sa carrière à la tête de l’Exécutif fut non seulement entachée par de nombreux  soupçons de corruption pesant sur son entourage[5], mais aussi par ses dérives autoritaires[6] (censure de Youtube, Twitter, emprisonnement de journalistes…). Élu président en août 2014, Erdogan, cherche désormais à mettre fin au système parlementaire à deux têtes (premier ministre et président) pour les réunir au sein d’une super présidence alliant pouvoir exécutif et législatif[7]. Cependant, le revers électoral du 7 juin 2015 a frustré ses ambitions.

parlement

Après treize ans de domination, l’AKP perd la majorité absolue au parlement. Les rêves de super présidence, requérant un vote de plus de 50% de l’assemblée législative, s’évanouissent. Cet échec retentissant est en partie dû à l’entrée fulgurante des Kurdes du parti démocratique du peuple (HDP) dans le parlement. En rassemblant les voix kurdes mais aussi celles de la gauche turque, le HDP a pu passer le quorum des 10% de voix lui interdisant précédemment l’accès au parlement. Les déboires électoraux et les délires de super présidence d’Erdogan l’ont placé dans une crise de leadership sans précédent. Contesté tant au sein de son propre parti que dans la population, Erdogan est acculé politiquement. L’attentat de Suruç sera le déclencheur du pari risqué d’Erdogan pour sa reconquête politique et la réhabilitation diplomatique de la Turquie.

« Guerre contre le terrorisme »: l’épouvantail de la menace extérieure et intérieure

Le 20 juillet dernier, une bombe éclate lors d’un rassemblement de jeunes kurdes pour la reconstruction de la ville de Kobané[8]. C’est le premier attentat de l’État islamique en Turquie. Le lendemain, deux policiers turcs suspectés de complicité avec Daech sont assassinés en représailles par des membres du PKK. C’est après ce double évènement que s’amorce le retournement politique d’Erdogan.

Le 23 juillet, la Turquie autorise les avions militaires américains à utiliser la base aérienne d’Incirlik afin de bombarder l’État islamique. Le lendemain, des chasseurs turcs ciblent des positions de Daech en Syrie[9]. Cependant, les cibles ne se limitent pas à Daech. Sous couvert de « guerre contre le terrorisme », la Turquie met à pied d’égalité son combat contre le PKK et l’EI. Dans les faits,  l’aviation turque vise principalement les bases arrière du PKK au nord de l’Irak[10]. Parallèlement à ces attaques, une véritable guerre contre l’ennemi intérieur s’est ouverte. Plus de mille islamistes radicaux, sympathisants du PKK, militants du DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple) ont été arrêtés. La ville de Cizre (120 000 habitants, majoritairement kurdes) s’est vu assiégée par les forces de sécurité turques et imposé un couvre-feu pendant huit jours faisant plusieurs victimes[11]. Parallèlement les attaques du PKK et des YDG-H – section jeune armée du PKK – ont fait quant à elles plus de 150 victimes parmi les forces armées turques.

La guerre contre le terrorisme d’Erdogan a une double conséquence. Dans un premier temps elle permet à la Turquie de s’afficher clairement comme une force anti-Daech. Sous cette nouvelle légitimité, elle affaiblit les Kurdes en Irak et en Syrie avec l’ascendant des grandes puissances. Brett McGurk, l’adjoint à l’émissaire spécial de Barack Obama auprès de la coalition internationale contre l’Etat islamique, déclarait le 26 juillet dernier: « Nous condamnons fermement les attaques terroristes du PKK en Turquie et nous respectons pleinement le droit de notre allié turc à l’autodéfense.»

McBrett

Plus qu’une stratégie diplomatique, la fin du cessez-le-feu avec le PKK est aussi une stratégie électorale. En utilisant la force militaire contre le PKK, Erdogan et son parti incarnent une Turquie forte aux tons nationalistes. Cette image permet ainsi à Erdogan de regagner le leadership perdu lors du dernier revers électoral et donne aussi une opportunité à l’AKP de « siphonner » les voix du parti nationaliste turc du MHP. Enfin, le parti kurde du HDP se voit affaiblit par cette situation. En associant l’image du HDP avec les  « actes terroristes » du PKK, Erdogan compte décrédibiliser ce parti et lui faire perdre les précieuses voix de la gauche turque, qui avaient permis au HDP de dépasser le seuil des 10% lors des précédentes élections.

Stratégie payante ?

Siphonner les voix du MKP et bouter hors du parlement le HDP, telle est la stratégie d’Erdogan pour obtenir une majorité absolue dans le parlement et par conséquent réaliser ses rêves de super présidence. Cette manœuvre n’est pas sans rappeler celle de Benjamin Netanyahu lors des élections anticipées du 17 mars dernier. En agitant l’ombre de la menace intérieure et extérieure le Likoud avait créé la surprise en s’imposant largement face à ses adversaires du parti travailliste. Cependant, la stratégie d’Erdogan semble être un pari à haut risque. L’émergence d’un Kurdistan syrien et la complicité sourde du gouvernement avec Daech ont attisé les tensions entre forces gouvernementales et PKK. Quant aux tendances autoritaires d’Erdogan, elles divisent profondément l’opinion turque. Ainsi, victoire électorale ou pas, entachée de fraude ou pas, Erdogan devra faire face à un pays au bord de la guerre civile.


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