Rap et hip-hop : une puissance de frappe sous contrôle

Avatar de Tristan Boursier

Mobb Deep ou deep house. Wu-Tang ou tango. Pete Rock ou rock’n roll. Immortal Technique ou techno. Certains liront cet article optant de facto pour les premières options, d’autres voudront simplement plonger, le temps de quelques minutes, dans le monde du hip-hop. Focus sur ses couleurs, ses rythmes, ses combats et ses valeurs.

Festif et contestataire : un mouvement polémique

Le hip-hop est un mouvement urbain né progressivement dès le début des années septante dans des quartiers afro-américains de New York, aux États-Unis, lors de fêtes de quartier appelées Block Parties. C’est donc dans un contexte festif, alimenté de musique et de danse, que ce mouvement a vu le jour : entre jazz, soul et funk. Mais c’est surtout dans un contexte de vie difficile, fait de discriminations flagrantes et de violence avérée, que le hip-hop s’est déployé. Le mouvement s’est ensuite petit à petit développé jusqu’à devenir culture ; culture urbaine composée de quatre formes d’expression principales : le mix/beatmaking, la street dance, le tag/graffiti et le rap. Ces différentes disciplines ont au départ été pensées dans une optique d’alternative à la violence, omniprésente dans les ghettos américains. Ces modes d’expression permettaient en effet aux jeunes et moins jeunes individus, vivant au sein de cette réalité crue et avançant trop souvent sans boussole dans la vie, de canaliser leurs énergies et frustrations en quelque chose de constructif, de positif. Ces formes d’art urbaines, au-delà du simple fait de s’occuper et de s’amuser, leur donnaient avant tout la possibilité d’exprimer colère, ressentis et joie, de façon pacifique et créative. Elles leur donnaient la possibilité de décrire leur réalité ou d’exprimer une rage souvent profonde, quitte à être verbalement violents, mais sans pour autant avoir recours à cette violence physique dont ils étaient bien trop souvent les témoins. Il s’agissait d’extérioriser son mal plutôt que se détruire intérieurement, plutôt que finir par détruire l’autre. Comprendre que le combat était commun et s’entraider au lieu de s’entretuer.

Né au sein de la misère et ayant grandi entre discriminations, racisme et injustices, le hip-hop était donc un moyen de se défouler ou de dénoncer, bombe de peinture ou microphone en main, de revendiquer des droits, une justice. Can’t stop, don’t stop, won’t stop. C’est ça l’esprit hip-hop. Ne pas baisser les bras, ne pas laisser tomber. Garder la tête haute et ne jamais renoncer. Le hip-hop était donc un mouvement essentiellement rebelle ; un mouvement intrinsèquement libre et allant plus que volontiers à l’encontre du pouvoir établi, des codes sociaux dominants. Ayant vu le jour aux États-Unis, dans cet esprit à la fois festif et contestataire, le hip-hop a aujourd’hui fait le tour du monde et conquis la planète entière. Succès inespéré et intérêts inattendus l’ont cependant placé dans une position délicate : celle d’être constamment en lutte pour son intégrité.

Des ruelles insalubres aux ondes de radios mainstream : le rap comme illustration

Le hip-hop était donc avant tout un moyen de contester et c’est ce qui a plu, attiré l’attention. Trop d’attention, peut-être… En effet, le hip-hop a déchainé les convoitises lorsque l’industrie culturelle et musicale a fini par comprendre que cet objet de polémique pouvait être apprivoisé, que ce mouvement sauvage, en conflit avec médias et politiques, pouvait rapporter gros. Que faire, alors, lorsque l’authenticité d’un mouvement alternatif est menacée par des intérêts marchands ? Comment l’intégrité artistique peut-elle résister au pouvoir de l’argent ? Afin d’illustrer et mieux saisir ce dilemme qui ronge le hip-hop, une de ses disciplines principales sera mise en avant : le rap.

Le rap est la voix du hip-hop. Des mots agencés avec soin, des rimes choisies avec assiduité. Un parler scandé, un flow travaillé. Et un rythme, avant tout. Le rap est, depuis la naissance du mouvement hip-hop, la discipline la plus explicitement capable d’exprimer des idées, décrire une réalité, faire passer des messages ou des revendications. À l’origine, il était le moyen d’accompagner les DJ’s lors des Block Parties, d’ambiancer la foule par la parole lors de ces fêtes de quartier, d’où le terme d’MC (Master of Ceremony). Puis, il est tout de suite devenu ce moyen créatif de donner la parole à celles et ceux que l’on n’écoute jamais, à celles et ceux qui avaient des choses à dire ; personnes trop souvent tues par l’oppression sociale et le racisme. Il permettait, globalement, de traiter de sujets divers, certains plus importants et d’autres plus ou moins légers. Il permettait notamment de raconter sa propre réalité, ou de raconter celle des autres. Il permettait également de dénoncer ouvertement un système établi, ou d’en imaginer un meilleur. Réflexif ou contemplatif, réaliste ou utopiste, le rap traitait autant de thématiques propres à la positivité du mouvement hip-hop, comme la paix, l’unité, l’amour ou encore le respect, que de sujets plus sensibles, plus conscients, comme le social et le politique. Le social, car le rap est né et s’est développé au sein d’un environnement difficile qu’il se devait de décrire, où les problèmes sociaux tels que pauvreté, violence et racisme étaient nombreux et conséquents. Le politique, car le rap a notamment grandi sous la présidence de Ronald Reagan, où l’État démissionne du secteur social, abandonnant les ghettos et laissant leurs habitant-e-s dans le désarroi et dans une logique de survie où trop peu souvent importent les moyens. Le rap était donc en grande partie le fruit d’un ras-le-bol général de celles et ceux qui ne supportaient plus d’être, depuis trop longtemps, les victimes de ces constantes discriminations, qui ne supportaient plus les conditions de vie qui leur étaient imposées par le système. Cette population défavorisée, trop souvent vulnérable et vouée à elle-même, ressentait l’envie voire le besoin de s’exprimer. Et le rap en était la clé.

Le rap était donc le moyen d’expression des ghettos américains, des quartiers difficiles, de la réalité crue de la rue. Traitant de thématiques parfois plus légères, souvent plus contestataires, se montrant parfois simplement insouciant, ou également conscient socialement et politiquement, le rap avait une identité commune, il appartenait à la rue. Mais le rap voulait également que la rue lui appartienne et la discipline a commencé à faire beaucoup de bruit, à faire parler d’elle. Elle a attiré de plus en plus de regards, conquis toujours plus de monde. Entre conflits ouverts avec les médias et attention méfiante du milieu politique, le rap avait un sérieux potentiel de remise en question, une énergie qui plaisait et dérangeait à la fois, une puissance qui intriguait. L’industrie culturelle et musicale n’a alors pas tardé à s’y intéresser. Ayant vite compris que cet objet de polémique pouvait devenir objet de profits, que le rap, mais plus globalement le hip-hop, pouvait devenir un marché à part entière, les plus puissantes maisons de disques et les médias mainstream ont commencé à le courtiser. L’appât de l’argent et de la garantie de succès peut sembler de facto vicieux, peu loyal, d’autant plus lorsque la plupart des acteurs originels de ce mouvement ne vivaient par définition pas dans le luxe, mais plutôt dans la misère. Lorsque la plupart des acteurs originels de ce mouvement provenaient de l’ombre et aspiraient à s’en sortir. Mais souvent la fin justifie les moyens, surtout dans le monde du business. Qui plus est, l’industrie culturelle et musicale est dans son ensemble intimement liée au dogme de la pensée dominante, du politiquement correct. Un fonctionnement purement orienté vers le profit nécessite en effet de plaire au plus grand nombre, de ne pas trop déranger, de rentrer dans des cases. Que devient alors le rap, moyen d’expression alternatif et volontiers contestataire, une fois contrôlé par cette machine ? Comment, notamment, préserver toute la liberté de pouvoir dénoncer le système socio-politique, voire économique, lorsque la maison de disques qui nous signe est totalement ancrée dans la logique de ce dernier ? Comment continuer à exercer son art de façon intègre lorsque l’on est surveillé ? Comment continuer à s’exprimer en toute liberté, à pouvoir critiquer, remettre en cause, crier ou attaquer, lorsque l’on est potentiellement soumis à la censure ?

Impossible, vous vous direz, car une fois éloigné de l’esprit hip-hop qui l’a bercé, de cette liberté d’expression qui l’a justement caractérisé, le rap s’égare, perd de sa crédibilité en chemin et se vide de son sens. Impossible, en effet. Il lui faut donc trouver un juste milieu, ce juste milieu entre art gagne-pain et art libre et authentique, et ce notamment grâce à la solution de l’autoproduction. Ne pas tout vendre mais vendre le nécessaire, pour espérer vivre de cette musique tout en gardant une attache à son origine, sans jamais oublier l’esprit et les combats qui l’animent. Ne vendre qu’une partie de son art, de façon réfléchie et non totalement opportuniste. En somme, ne pas se vendre en tant qu’artiste.

Save underground : le mot de la fin

Lorsque le rap s’incline face à l’industrie culturelle et musicale, qu’il se soumet entièrement à son contrôle et au dogme de la pensée dominante, qu’il signe, littéralement, la fin de son authentique et totale liberté d’expression, il devient ce chien puissant mais attaché, forcé d’obéir à celui qui tient la laisse. S’il fait ce qu’on lui dicte, il sera récompensé. Mais s’il aboie trop, il sera repris.

Soutien, donc, pour un hip-hop authentique, simplement désinvolte ou revendicatif et contestataire, pour un hip-hop libéré de la mainmise et du contrôle de l’industrie culturelle et musicale. Soutien, toujours, pour un hip-hop underground, intègre, pour un hip-hop éloigné autant que possible des logiques marchandes et du pouvoir de l’argent. Soutien pour un hip-hop qui grogne, un hip-hop qui montre ses dents. Pour un hip-hop qui attaque, s’il le faut. Pour un hip-hop qui morde, quand il le sent. Un hip-hop sans patron, libre et menaçant.

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