Genève et pauvreté : un cache-cache avec les plus vulnérables

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Bord du lac, organisations internationales et rue du Rhône. Bord du gouffre, associations de soutien et chemins vers une vie plus digne. Genève possède de multiples facettes, de multiples réalités. Pendant que certains profitent des lieux les plus exclusifs du canton, d’autres profitent de l’aide d’urgence (une garantie de survie et un montant de 10 francs par jour accordés par les autorités aux requérants d’asile qui attendent leur renvoi). Au-delà de ces cas extrêmes, le canton de Genève compterait plus globalement des dizaines de milliers de personnes en situation de précarité ou de pauvreté. La précarité désigne le fait de vivre dans une situation instable, une situation d’incertitude et de vulnérabilité qui, dans certains cas, peut faire basculer l’individu dans la pauvreté, lui faire franchir ce seuil tant redouté. Précarité et pauvreté se distinguent donc tout en se côtoyant de très près. Plus précisément pour Genève, l’Office cantonal de la statistique (OCSTAT) estime que 63’904 personnes (soit 13,6% de la population du canton) ont bénéficié au moins une fois durant l’année 2014 d’une ou de plusieurs prestations sociales sous condition de ressources. Parmi ce taux, il évalue à 25’303 personnes (soit 5,4% de la population du canton) le nombre de citoyens ayant accédé durant la même année à des prestations destinées à celles et ceux qui ne sont plus en mesure de subvenir à leur entretien ou à celui de leur famille (OCSTAT 2016). Ces derniers avaient alors franchi le seuil national de pauvreté. À noter cependant que ces statistiques ne prennent en compte ni les personnes en difficulté qui ne recourent pas à une aide dont elles auraient droit, ni les personnes en situation de clandestinité. Les chiffres de l’OCSTAT ne représentent donc pas le problème dans sa totalité. Établi selon les normes de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), le seuil suisse de pauvreté se situait en 2014 à environ 2’219 francs par mois pour une personne seule et 4’031 francs par mois pour un ménage moyen (deux adultes, deux enfants). On fixe à ces montants le minimum absolu pour espérer pouvoir vivre décemment en Suisse. « Sont donc considérées comme pauvres les personnes qui n’ont pas les moyens financiers d’acquérir les biens et services nécessaires à une vie sociale intégrée », précise l’Office fédéral de la statistique (OFS 2016).

 

Il peut être facile et tentant pour certains types de discours de relativiser la pauvreté telle qu’elle existe dans le pays, de la réduire à une pauvreté de l’imaginaire, non-réelle, et ce en la comparant à une pauvreté souvent extrême vécue dans d’autres zones du monde. Pourtant, la pauvreté en Suisse reste un véritable problème social et Genève n’en est pas épargnée. Katia Hechmati, responsable du service de l’action sociale de Caritas Genève, est quotidiennement plongée dans cette réalité. « La pauvreté a plein de visages différents », précise-t-elle. Elle soutient en effet que les problèmes financiers ne représentent en général que la pointe de l’iceberg : « Les personnes qui souffrent de précarité ou de pauvreté ne sont pas seulement des gens avec peu de moyens, mais souvent des gens qui perdent également leur place et leurs repères dans notre société après avoir été isolés, voire éjectés du système. » Elle explique notamment qu’un bon salaire ne met plus forcément à l’abri d’une descente aux enfers, que de plus en plus de gens s’endettent au point de perdre peu à peu le contrôle de la situation. Dominique Froidevaux, directeur de Caritas Genève et sociologue de formation, sait aussi parfaitement à quel point il est facile de ne plus réussir à maîtriser sa vie dans un monde comme Genève, et à quel point il est difficile d’être pauvre dans un environnement riche : « Quand on vit à Genève et qu’on a des problèmes financiers, il est très compliqué d’atteindre un niveau de vie acceptable. Il s’avère paradoxalement plus facile de survivre dans une banlieue pauvre de Kinshasa qu’ici à Genève, où tout passe par l’argent. » La pauvreté est en effet toujours relative au niveau de vie d’un lieu et au seuil à partir duquel il devient presque impossible d’y vivre. D. Froidevaux est également conscient des conséquences mentales et psychiques que peut engendrer une situation économique difficile, surtout lorsque le niveau de vie global est particulièrement élevé comme à Genève : « On commence par des problèmes d’argent, on risque ensuite la disqualification sociale, pour enfin ne plus réussir à envisager l’avenir, à imaginer un quelconque projet. Cette distanciation aux autres et à la société est sûrement le plus difficile à vivre lorsqu’on est pauvre dans un tel contexte. » Il est en effet convaincu que le désastre de la pauvreté commence réellement quand une personne se voit évincée du système, notamment lorsque la recherche de travail devient à jamais infructueuse : « Le manque de moyens est déjà un problème grave en soi, mais lorsque s’ajoutent un manque de perspectives, des risques de stress mental et une probabilité élevée de développer des perturbations d’ordre psychique, c’est le drame. » Il retombe alors sur la figure de l’iceberg, toujours dans l’idée que les problèmes financiers n’en sont que la pointe visible, pointe qui cache beaucoup d’autres choses mais qu’il faut selon lui régler en priorité. Et en réponse aux personnes qui sous-estiment et relativisent ce problème, allant parfois jusqu’à l’absurde soupçon qu’à Genève les gens se voudraient pauvres uniquement pour profiter des prestations sociales, D. Froidevaux est sans appel : « Les individus qui tiennent ce type de discours ne vivent sûrement pas dans la même réalité que nous. Ils ne vivent tout simplement pas dans la réalité. Et j’aimerais rappeler que bien qu’un système de sécurité sociale puisse paraître confortable depuis l’extérieur, il n’est pourtant pas si facile d’être dedans… Tout le monde a une estime personnelle, et l’estime des autres pèse également. »

 

En fond et en formes : un problème social en mutation

La pauvreté à Genève est donc un problème sérieux, un problème qui par ailleurs évolue au fil des décennies, ce qui rend son approche plus compliquée. La situation se détériorerait, bien qu’il soit difficile de quantifier avec exactitude cette évolution négative. Il y aurait de plus en plus de personnes touchées par la précarité ou la pauvreté à Genève et D. Froidevaux voit principalement trois causes à cette détérioration : le chômage de longue durée (qui a souvent pour conséquence de se retrouver sur la touche après une interminable période de chômage), les difficultés à trouver un emploi (surtout pour les jeunes diplômés et les moins formés) et la crise actuelle du logement (véritable fléau à Genève, tant pour trouver un toit que pour le payer). Le directeur de Caritas Genève note plus globalement des changements dans les crises économiques, qui sont d’après lui « plus longues, plus globales, plus incertaines ». K. Hechmati parle elle aussi de « situation économique défavorable » et met en garde contre l’augmentation du nombre de familles monoparentales, autre cause de précarité grandissante selon elle. La responsable du service de l’action sociale de Caritas Genève pointe également du doigt la pénurie de places en crèches, qui oblige souvent les parents à diminuer, parfois de manière considérable, leurs heures de travail. Cet autre facteur peut faire basculer toute une famille dans la précarité. Alain Bolle, directeur du Centre social protestant (CSP) Genève, est un autre acteur important de la lutte contre la pauvreté dans le canton. Lui aussi pense à la crise genevoise du logement comme impactant beaucoup sur le niveau de précarité. Il dénonce également la révision de la loi sur le chômage, qui facilite et accélère l’arrivée en fin de droit, et la révision de la loi sur l’assurance-invalidité, qui complique de plus en plus l’obtention de cette rente aux personnes souffrant de problèmes psychiques. Il ajoute ensuite une autre cause à cette détérioration de la situation genevoise : le non-recours aux prestations sociales. En effet, beaucoup de gens auraient d’après lui droit à des aides mais ne les solliciteraient pas, soit par manque d’information, soit par peur de perdre un permis de séjour ou d’être expulsés, soit parce que les services sociaux dressent des barrières, souvent administratives et involontaires, aux personnes dans le besoin. « Dans ces cas, ces gens ne demandent rien à personne, essaient de s’en sortir seuls. C’est aussi un facteur de pauvreté », explique A. Bolle. Il dénonce par ailleurs l’impossibilité de chiffrer avec exactitude l’ampleur du problème : « Les chiffres sont épars. On ne dispose pas d’un observatoire pour le canton, bien qu’il permettrait d’avoir des chiffres fiables quant à la précarité et à la pauvreté. Les seuls chiffres disponibles, en claire augmentation, relatent le nombre de personnes bénéficiaires de l’aide sociale, ce qui ne représente malheureusement pas le problème dans son ensemble. » À ce sujet, il conclut : « La situation à Genève s’est sans aucun doute détériorée, c’est une évidence. Il reste néanmoins impossible de le chiffrer de manière complète et de l’affirmer de manière scientifique. Le Canton ne nous en donne pas les moyens. »

 

Le problème évolue, mais n’évolue pas qu’en quantité. On a en effet assisté à l’apparition de nouvelles formes de précarité et de pauvreté à Genève, à une modification des profils des populations vulnérables au fil des décennies. Le surendettement est un phénomène de plus en plus commun et cette tendance menace tout le monde, même les mieux rémunérés. Les sociétés de crédits, sous leurs plus belles parures, n’ont parfois aucune pitié. Et la jeunesse est particulièrement appréciée de ces organismes, déplore K. Hechmati. Les jeunes, plus généralement, sont de plus en plus touchés par la précarité et la pauvreté à Genève. Il leur est toujours plus difficile de trouver un premier emploi, après de longues études ou, au contraire, lorsque celles-ci ont manqué. D. Froidevaux souligne notamment le fait que le nombre de diplômés d’études supérieures dépendants de l’Hospice général est en constante augmentation. L’entrée dans la vie active est donc compliquée, mais qu’en est-il de sa sortie ? Les 55 ans et plus seraient également une population de plus en plus vulnérable, d’après D. Froidevaux et A. Bolle. Atteint un certain âge, un licenciement est en effet souvent signe de retraite anticipée, les employeurs privilégiant généralement des bras moins usés. Atteint un certain âge, la motivation à rechercher un nouvel emploi en pâtit parfois aussi. Plus généralement, anticipée ou non, la retraite se montre financièrement de plus en plus mitigée pour un grand nombre de seniors du canton, selon A. Bolle. D. Froidevaux souligne ensuite un fait social nouveau : les classes moyennes sont toujours plus fragiles. « Avant, quand on était de classe moyenne, on ne parlait pas de risques de paupérisation. Aujourd’hui, lorsque par exemple l’arrivée d’un enfant peut tout faire basculer, oui », développe le directeur de Caritas Genève. Heureusement, être deux peut aider à surmonter ces tracas d’argent. Mais que faire lorsque l’on est seul-e ? Les familles monoparentales représentent un phénomène en nette augmentation dans notre société. Citées tant par K. Hechmati que par A. Bolle, elles sont très touchées par la précarité et la pauvreté, gagnant cette triste étiquette de nouveau profil vulnérable. Les migrants, quant à eux, ne sont pas épargnés non plus. D’après D. Froidevaux, les migrants économiques n’étaient à l’époque que rarement touchés par des problèmes de logement ou de chômage à leur arrivée à Genève, ou plus généralement par la précarité ou la pauvreté. Aujourd’hui, lorsque parallèlement s’intensifie l’arrivée de ce type de migrants notamment depuis le sud de l’Europe, il n’est plus si évident de trouver une vie meilleure dans le canton. Cette nouvelle forme de population précaire est étroitement liée à un autre problème social : la clandestinité. A. Bolle constate qu’une catégorie importante de migrants économiques, en grande majorité d’Asie et d’Amérique latine, se retrouvent sans-papiers à Genève. Ces personnes ne trouvent généralement du travail que dans l’économie domestique, l’agriculture ou encore la restauration. Elles y exercent une activité tant illégale que peu rémunérée, dans des conditions difficiles et souvent à la limite de l’exploitation. L’autre facette principale de la migration, dite politique, n’est pas moins concernée par la pauvreté. Les requérants d’asile à Genève vivent en grande majorité dans une précarité extrême, les plus malchanceux étant tenus par le régime d’aide d’urgence. Le directeur du CSP Genève ne cache pas son scepticisme quant à cette aide de dernier recours : « Vous vous imaginez, vous, vivre avec 10 francs par jour ? 10 francs comme marge de manœuvre quotidienne, à Genève ? Ce genre de situation était inconcevable il y a dix ans. » À l’époque, une autre forme de pauvreté n’était pas si présente qu’aujourd’hui dans les rues genevoises : le sans-abrisme. À propos de ce problème, K. Hechmati parle d’un orage qui paraît lointain mais qui plane finalement sur plus de monde que l’on ne voudrait croire : « Il était très difficile de trouver un SDF à Genève il y a vingt ans, ce fait ne concernait que les plus marginaux. Aujourd’hui, on ne paie pas son loyer pendant deux mois et on est à la rue. »

 

« Faire plus, avec moins » : un paradoxe éminemment politique

La situation change, les chiffres de même. Les formes de précarité et de pauvreté changent, les mesures à envisager aussi. On peut alors légitimement se demander si nos politiciens considèrent le problème à hauteur de son importance, si l’on emploie les moyens nécessaires. K. Hechmati, qui pense que le problème est « en partie » pris en compte au niveau politique, met tout d’abord en garde contre les coupes budgétaires lorsque paradoxalement la situation se dégrade (ndlr : les entretiens ont été réalisés avant la votation du 5 juin 2016 sur les coupes budgétaires en Ville de Genève). Elle mentionne le fait que les associations d’action sociale ne sont que « ridiculement » aidées par le Canton : « On (ndlr : les associations) reçoit de moins en moins d’argent pour aider, alors que de plus en plus de gens ont besoin de notre aide. On devrait donc faire plus, avec moins… » D. Froidevaux rejoint sa collaboratrice sur ce point et explique, à titre d’illustration, que seulement 5% des 13 millions de francs du budget annuel de Caritas Genève viennent du Canton. A. Bolle soutient également que la problématique n’est pas suffisamment prise au sérieux par la gouvernance politique du Canton. Il pense néanmoins que les conseillers municipaux de la Ville et de plusieurs communes ont quant à eux des réponses relativement adéquates. Il revient ensuite sur le fait que l’on ne profite pas d’une vision claire du problème, de chiffres précis et fiables au niveau du canton, ce qui selon lui ne facilite pas la mise en place de politiques publiques. Il estime que « Genève devrait se donner les moyens de mieux connaître la pauvreté afin de pouvoir la combattre ». D. Froidevaux, lui, se montre beaucoup plus catégorique à ce sujet et est persuadé qu’on ne prend politiquement pas les mesures nécessaires, tant au niveau de la Ville que du Canton. Il y voit un discours politique « paralysé », un gel des actions politiques dû en partie à l’énorme dette du Canton. Il explique : « Toutes les discussions sont focalisées sur des questions budgétaires en lien avec la dette, mais aussi sur des questions superficielles en lien avec des querelles d’égos de partis politiques incapables de trouver un consensus minimum sur les questions qui nous intéressent vraiment. » Il est d’après lui impossible de penser l’avenir dans cette situation de blocage. « Comme on n’y arrive pas, alors on impose des coupures linéaires, tout le monde y passe », déplore le directeur de Caritas Genève, qui parle alors d’un « certain manque d’intelligence politique ». Il pense notamment que des cassures, entre Conseil municipal et Conseil administratif au niveau de la Ville et entre Grand Conseil et Conseil d’État au niveau du Canton, sont à l’origine de ce manque d’efficacité politique : « On en arrive à des jeux de pouvoir qui freinent l’approche des vrais problèmes de la population tels que la précarisation et la pauvreté, on se querelle au lieu de s’unir pour trouver des solutions. »

 

Heureusement, de nombreuses associations viennent en aide aux plus démunis. Parmi ces dernières, Caritas Genève et le CSP Genève sont les principales institutions d’action sociale du canton. Ces deux associations, qui réunissent assistants sociaux et juristes, sont privées et fonctionnent majoritairement grâce aux donations et à un autofinancement engendré par quelques activités lucratives (brocantes, magasins de seconde main). Les fonds étatiques sont, quant à eux, de plus en plus minces. A. Bolle, directeur du CSP Genève, indique une augmentation constante et régulière des personnes qui s’adressent à ces deux institutions et pense que cette tendance n’est pas uniquement due à la détérioration globale de la situation. En effet, des « politiques de communication toujours plus efficaces » rendent d’après lui les associations visibles et convainquent alors de plus en plus de gens de s’adresser à elles. Caritas Genève et le CSP Genève, qui œuvrent énormément ensemble, font un travail d’encadrement, d’accompagnement et de soutien généralement de court-moyen terme (environ trois ans). D. Froidevaux, directeur de Caritas Genève, tient à préciser que ces associations ne sont pas des organisations de charité : « Il y a une idée de condescendance dans ce terme (ndlr : charité). Nous, on aide les gens à s’en sortir en les guidant au mieux vers la sortie de l’impasse. » En outre, ces deux institutions sociales sont représentées dans plusieurs Conseils politiques du Canton. S’en tenant essentiellement au cadre légal, elles savent en faire abstraction lorsqu’il s’agit d’aider les personnes sans-papiers, comme l’explique K. Hechmati, responsable du service de l’action sociale de Caritas Genève : « Pour les associations, l’appareil législatif est un outil plutôt qu’un ennemi. Notre seule action illégale est d’aider les clandestins qui, par définition, ne devraient pas se trouver sur le sol du canton. Mais ce cas de figure revient à l’hypocrisie même des politiciens, qui se voilent la face quant à ces personnes dont chacun connaît l’existence et les activités… » Au-delà de ce fait particulier, les deux institutions essaient toujours d’agir le plus en amont possible, comme le précise D. Froidevaux : « Il s’agit de faire en sorte que les gens ne tombent pas dans ce processus de paupérisation, d’intervenir avant qu’il ne s’enclenche. » Pour ce faire, D. Froidevaux parle d’une autre mission des associations de soutien : « influencer les autorités ». Le lobbying politique représente en effet un autre volet d’action important d’institutions sociales telles que Caritas Genève et le CSP Genève. Pendant qu’A. Bolle parle de « protester et proposer », D. Froidevaux mentionne une « responsabilité de documenter, communiquer, créer le débat autour de cette problématique et forcer les politiques à agir de façon appropriée ». Bien que s’organiser en lobby, entre associations, puisse aider à faire bouger les choses, le directeur de Caritas Genève précise que « rien ne remplacera jamais une bonne gouvernance démocratique ». Il soutient enfin que les personnes concernées par la précarité et la pauvreté devraient avoir davantage droit à la parole, que les associations et les politiques ne devraient pas être les seuls à parler pour elles : « Il faut que ces gens, touchés par ces problèmes, pensent leur avenir avec nous tous, que ces personnes construisent leur avenir avec nous. »

 

Je te vois, moi non plus : une pauvreté doublement invisibilisée

Précarité et pauvreté intègrent donc parfaitement la réalité sociale genevoise. Comment se fait-il alors que ce problème soit si peu visible, si peu perceptible par la population ? D. Froidevaux explique avant tout qu’il est « toujours difficile de parler de pauvreté, les personnes atteintes ne se définissant pas comme tel. Elles ont toutes une vie, une situation. » En effet, il est rare que quelqu’un se présente comme pauvre, ou comme souffrant plus généralement de difficultés financières. Les gens cachent leurs problèmes au reste de la société, se confient dans l’intimité d’un salon ou d’un bureau d’assistance sociale. Le directeur de Caritas Genève poursuit : « Ici, la pauvreté est invisible. C’est pour cette raison aussi que certains discours relativisent le problème… Mais ce n’est pas parce que les gens ne paraissent pas en difficulté qu’ils ne souffrent pas. » D. Froidevaux, qui préconise donc de « ne surtout pas se fier aux apparences », utilise ici l’idée d’invisibilité de la pauvreté. En 2015, son association a voulu mettre en avant cet aspect du problème afin de sensibiliser la population et lui dire haut et fort que, oui, la pauvreté existe dans le canton. Caritas Genève a alors lancé une nouvelle campagne, appelée Malgré les apparences, et diffusé un court-métrage du même nom long d’une minute environ. Ce film, extrêmement court, est pourtant extrêmement efficace pour illustrer cette idée d’invisibilité. A. Bolle rebondit également sur ce fait : « À Genève, la pauvreté est cachée. Les gens concernés ne le montrent pas, souvent par honte. » Il peut en effet y avoir des centaines de raisons de vouloir se dissimuler derrière un masque, comme il peut y avoir des centaines de raisons de vouloir enterrer une réalité sociale qui dérange. Le directeur du CSP Genève est en effet convaincu que cette invisibilité n’est pas seulement due aux plus vulnérables qui déguisent leur véritable situation, mais qu’on tiendrait également à garder ces personnes dans l’ombre : « Ce problème existe à Genève, mais tout est fait pour qu’il ne se voit pas trop… Il suffit d’observer le comportement des autorités, leur réticence implicite à nous donner les moyens d’avoir une vision claire du problème et à pouvoir alors mieux informer le peuple genevois quant à cette réalité. »

 

Il peut donc s’agir d’un voisin, d’une amie d’enfance, de la personne qui s’assiéra sur le même banc que nous. Il peut s’agir d’un membre de notre famille, qui sait. Mais un pauvre sur une carte postale, c’est toujours dérangeant, et le Canton surveille son image de belle et précieuse Genève. Précarité et pauvreté n’ont pas leur place dans ce décor imposé et la partie de cache-cache commence alors. Pas facile de jouer avec une pauvreté qui ne se perçoit pas. Une pauvreté qui, elle pourtant, regarde la société. Une pauvreté qui, elle toujours, regarde tout le monde. Une pauvreté qui nous regarde, et ce droit dans les yeux.

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