FIFDH – Aux origines du mouvement ‘Black Lives Matter’ : rencontre avec Patrisse Cullors

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Black Lives Matter. Vous ne pouvez être passés à côté de ce slogan en 2020. Martelés sur nos réseaux sociaux, placardés sur les pancartes de manifestants, clamés dans nos rues, ces trois mots résonnent en nous comme l’un des symboles forts de cette dernière année. Pourtant, le mouvement n’est pas né récemment et la cause antiraciste n’est pas apparue hier. Précédé par de nombreuses luttes : abolitionnistes, des droits civiques, ou encore afro-féministes, le mouvement Black Lives Matter (BLM), mis sur le devant de la scène en 2013, revendique les mêmes idées que ses mouvements prédécesseurs : l’abolition du racisme, une égalité sociale, politique, économique et judiciaire complète entre les Noirs et les Blancs et la mise à terme des systèmes d’oppression systémique, notamment dans les domaines policiers et judiciaires.

De simple slogan à mouvement mondialement organisé

Patrisse Cullors est l’une des trois femmes à l’origine de ce mouvement devenu mondial. Au départ lancé en 2013 suite à l’acquittement du meurtrier de l’Afro-Américain Trayvon Martin, le hashtag #BlackLivesMatter (#BLM) se propage alors à toute vitesse. Le slogan, qui dénonce notamment le profilage racial et les violences policières faites aux Noirs, devient rapidement la bannière de la lutte antiraciste de notre ère. L’année suivante, le mouvement est à nouveau remis sur le devant de la scène internationale suite aux décès rapprochés d’Eric Garner et Michael Brown des mains de la police. De manière récurrente et en réaction aux constantes violences raciales, le slogan se fera ainsi entendre à travers le monde chaque année un peu plus. C’est en 2016 qu’il sera notamment massivement scandé en France, dans le cadre de l’affaire Adama Traoré [1].

Interviewée par la journaliste, auteure et militante Rokhaya Diallo dans le cadre du 19e Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains, Patrisse Cullors revient sur les prémisses et objectifs de cette organisation à renommée mondiale qui n’était au départ « qu’un slogan de manifestation devenu viral » [2].

Organisatrice communautaire et activiste depuis ses 17 ans, Patrisse Cullors travaille depuis plus de vingt ans pour l’avancement de la justice environnementale, le droit à l’éducation, une réforme du système carcéral et l’abolition des injustices raciales dans leur ensemble. En 2013, en réaction aux multiples protestations liées à l’acquittement de George Zimmerman – policier des mains desquelles Trayvon Martin décèdera – les trois activistes Alicia Garza, Opal Tometi et Patrisse Cullors s’allieront pour massivement partager la revendication suivante : la vie des Noirs compte. Au départ uniquement sollicité en tant que plateforme et outil de ralliement, le hashtag prendra une ampleur phénoménale après chaque nouveau décès afro-américain mettant en cause la police : Tamir Rice, Tanisha Anderson, Mya Hall, Walter Scott, Sandra Bland, Eric Garner, Jonathan Ferrell, John Crawford III, Ezell Ford, Freddie Gray, Philando Castile, Michael Brown, Ahjah Dixon, Alton Sterling, Daunte Wright, Elijah Mcclain et tant d’autres. En 2015, le mouvement finit par se fédérer en une organisation qui aura pour but de « renforcer le pouvoir local » [3] afin d’intervenir face aux « violences infligées aux communautés noires par l’État et les forces de l’ordre » [3]. À travers son travail, le mouvement cherche à « affirmer l’humanité des Noirs, leur contribution auprès de la société et leur résilience » face à « une oppression meurtrière » [3]. Le hashtag, qui à cette période avait déjà fait le tour du monde et était fortement relayé au Royaume-Uni, explose en 2020 après la mort d’Ahmaud Arbery en février, de Breonna Taylor en mars, et de George Floyd en mai, dont le meurtre filmé, sera mondialement diffusé.

Manifestation Black Lives Matter, USA 2016 – Image par Nicole Baster (Unsplash)

Le projet BLM est désormais un réseau mondial avec plus de 40 chapitres thématiques à son agenda [3], divisés en six catégories ; l’une d’entre elles concernant la disproportion des condamnations des Afro-Américains par la justice. En effet, alors que 12% de la population américaine adulte est noire, cette communauté représente pourtant 37% des sans-abris du pays et un tiers (33%) de leur population carcérale [4]. Abolitionniste affirmée, Patrisse Cullors dénonce les profonds vestiges laissés par l’esclavage qui expliquent en grande partie ces inégalités persistantes. Récemment citée comme l’une des 100 femmes les plus influentes par Time Magazine, elle déclare toutefois ne pas être intéressée par les récompenses et accolades, mais être surtout concernée par la libération des personnes noires et le changement de leurs conditions matérielles. Au cours de son entretien, elle tient toutefois à démystifier l’idée selon laquelle BLM serait majoritairement centré sur la mort des victimes. Elle rappelle ainsi que leur objectif principal est la vie des Noirs, leur joie et le « soulèvement de communautés noires prospères » [2].

Médias et réseaux sociaux : propulseurs ou freins aux avancées sociales ?

Les réseaux sociaux ont largement contribué au soulèvement et à la mobilisation des voix indignées. Interrogée sur le potentiel impact de BLM sur le remaniement des couvertures médiatiques mainstream, Patrisse Cullors répond par l’affirmative : oui, les manifestations et revendications semblent avoir poussé les médias à modifier leur manière de couvrir les faits divers. Et tel était en partie l’objectif du mouvement à sa création en 2013. Cullors, Garza et Tometi souhaitaient que le public comprenne, mais surtout reconnaisse, le racisme qui recouvrait le procès du policier ayant tué Trayvon Martin. Elles avaient protesté sans relâche afin que les discours sur les victimes noires et leurs meurtriers changent et que la vérité soit rétablie. Il semblerait que leurs espoirs aient eu effets, et qu’à travers les années, les médias aient pris conscience de leur complicité dans les conflits raciaux [5][6]. D’après elle toutefois, la presse continuerait de se focaliser davantage sur le sort des hommes noirs lorsque ceux-ci seraient violentés, que sur celui des femmes noires, qui seraient oubliées [7]. Alors que BLM utilise ainsi les réseaux sociaux à des fins d’information pour qu’aucune personne ne soit immémorée, l’interrogée déplore néanmoins les fléaux que sont la désinformation et la malinformation, qui freinent et parfois même teintent négativement leur combat.

Un activisme pluriel

À juste titre, Patrisse Cullors décrit leur mouvement comme un héritage de longue date, qui s’inscrit dans la continuité de la lutte pour les droits civiques. Le combat reste fondamentalement le même, bien que les requêtes évoluent à travers les époques et les pays. Elle précise toutefois que le mouvement est bien mondial, et non seulement américain : « Il y a une raison pour laquelle ce n’est pas ‘les vies Afro-Américaines comptent’ mais bien ‘les vies noires comptent’, car cela nous regroupe partout dans le monde » [2]. En réponse à ses détracteurs, elle expose un parallèle avec Martin Luther King Jr. – qui fut en son temps très impopulaire pour son activisme durant le mouvement des droits civiques – et ajoute : « tous les mouvements ont des personnes qui les critiquent et expriment leur scepticisme, particulièrement lorsque ce sont des mouvements de personnes noires, et encore plus lorsque ce sont des femmes noires queers » [2]. En effet, deux luttes s’entrecroisent dans le mouvement Black Lives Matter : celle pour la reconnaissance des personnes noires, mais également celle pour les droits des personnes queers. « Nous ne sommes pas des hommes blancs chrétiens, et donc pour beaucoup, nous ne correspondons pas aux leaders attendus » clôt-elle [2]. Pour cette raison, et parce que les associations en faveur des Noirs appartenant à la communauté LGBTQ+ sont les moins financées, elles sont les premières entités que BLM a choisies de soutenir. De plus, afin de mettre à l’agenda politique les différents chapitres de leur cause, l’organisation opère une stratégie multipartite comprenant des mouvements de masse, des manifestations et un engagement électoral et politique. La co-fondatrice développe également l’importance de trouver un équilibre afin de défier les élus à travers des mouvements collectifs, mais également d’assurer une responsabilité sociale et politique face à la gravité de certains discours gouvernementaux tenus, « notamment lors de la présidence de Trump » [2].

Bien que le travail soit conséquent, Cullors reconnaît cependant avoir vu émerger des changements dans la société américaine, ne serait-ce qu’à travers le développement des conversations interpersonnelles sur le racisme anti-Noirs, mais également via le travail des entreprises qui tentent d’améliorer leurs politiques et leur fonctionnement. Elle souligne par ailleurs les nouveaux mouvements visant à décapitaliser les organisations policières. Sur cette question, elle s’insurge des nombreuses coupes budgétaires dont font l’objet les secteurs de la santé et de l’éducation depuis des décennies, alors que le budget militaire et policier ne cesse d’augmenter. Le mouvement Defund the Police, de plus en plus massif, cherche ainsi à remédier à ce problème en demandant un définancement partiel de la police, afin de réallouer ces fonds vers des « services sociaux essentiels souvent sous-financés, comme le logement, l’éducation, l’emploi, les soins de santé mentale et les services à la jeunesse » [8]. Comme l’explique Christy E. Lopez, professeure à la Georgetown Law School, « définancer la police » signifie simplement réduire la portée des responsabilités policières et rediriger ces dernières vers des entités « mieux équipées pour répondre aux divers besoins » [8], ceci impliquant entre autres d’élargir « le recours à la médiation communautaire et aux programmes d’interruption de violence » [8].

Et face aux problèmes intersectionnels, comment les luttes féministes et antiracistes peuvent-elles s’allier ?

Les luttes féministes et antiracistes ont une longue histoire de divergences, compte tenu du fait que le féminisme est au départ né pour défendre les femmes blanches des classes moyennes et supérieures, et non pour revendiquer les droits des femmes de couleur. Grace Hong, professeur d’études de genre à UCLA rappelait ainsi en 2017 suite à l’inauguration de Donald Trump et aux marches féministes qui avaient majoritairement regroupées des femmes de couleur, que « pendant des décennies, les femmes blanches n’ont pas eu à considérer des intérêts au-delà des leurs parce qu’historiquement, la catégorie ‘femme’ a implicitement toujours signifié les femmes blanches » [9]. D’après Ashley Farmer, historienne à l’Université de Boston, c’est ce clivage au sein même du féminisme – dont les théories n’avaient jamais pris en compte les femmes noires – qui explique pourquoi, « tant de femmes de couleur se sont éloignées [du mouvement] » [9].

En effet, les femmes noires ont historiquement toujours dû faire un choix entre deux composantes de leur personne : défendre leur identité raciale ou leur identité de genre. Les Noirs dans leur globalité étant alors plus opprimés que les femmes, les femmes de couleur se sont jointes aux mouvements abolitionnistes, puis des droits civiques à une période où être en mesure de protester pour l’égalité de genre se révélait être un privilège dont elles ne disposaient pas. Kimberlé Williams Crenshaw conceptualisera alors à la fin des années 1980 ce qu’elle nommera « l’intersectionnalité » : cette superposition des oppressions subies par les femmes noires. C’est ce concept qui permettra par la suite une prise conscience des divers groupes sociaux appartenant simultanément à de multiples groupes marginalisés et opprimés (les femmes, les personnes de couleurs, les communautés queers, les personnes handicapées, etc.) et dont les luttes individuelles s’opposant parfois, délaissent les individus coincés au sein de cette intersectionnalité. Avec les récents changements des mentalités, Patrisse Cullors met ainsi en lumière le fait que ­– bien qu’historiquement toujours à la tête des mouvements sociaux, et notamment des mouvements antiracistes – les femmes noires n’ont jamais été aussi apparentes qu’aujourd’hui. Autrefois invisibilisées par la presse et profondément discriminées dans leur activisme, elles sont désormais mises sur le devant de la scène. Cullors, Garza et Tometi, toutes trois femmes noires et queers, en sont un exemple criant.

Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi à la conference TED Women 2016 – Image par Ted Conference

Mais alors comment rallier les causes féministes et antiracistes ? Pour rappel, lors des élections présidentielles américaines de 2016 opposant Donald Trump à Hillary Clinton, plus de 52% des femmes blanches avaient voté pour Trump, contre seulement 4% des femmes noires [10], qui avaient soutenu à 94% son opposante féminine. Aux élections de 2020, le pourcentage de femmes blanches ayant voté pour Trump s’était élevé à 55% [11], alors même que plus de 9 femmes noires sur 10 avaient voté pour Biden. Face à cette réalité clivante, Patrisse Cullors explique que de manière très prononcée, « les femmes blanches ont une plus grande allégeance à leur race qu’à leur genre », ce qui s’est notamment fortement retrouvé à travers les différentes vagues féministes et leurs aspects racistes. Un travail important est donc aujourd’hui nécessaire pour rallier les femmes blanches et celles de couleur. En reprenant l’idée de Crenshaw, Cullors nous encourage à « lutter contre les -ism » (racisme, sexisme, etc.) et à percevoir enfin l’intersectionnalité de nos combats.

Et après… ?

L’an dernier, la journaliste américaine Melissa Chan, soulignait que l’organisation Black Lives Matter avait fourni un modèle pour de nombreux autres mouvements sociaux et politiques. Le mouvement #NeverAgain – une coalition dirigée par des étudiants pour le contrôle des armes à feu – s’était ainsi inspiré du mode d’action de l’organisation antiraciste pour mettre en avant ses réclamations. Les co-fondatrices de BLM sont également d’importantes partisanes du mouvement, et exhortent continuellement le public à prêter attention aux séries de fusillades mortelles d’hommes et de femmes noirs non-armés [12].

Interrogée sur la possibilité d’une guérison sociale pour son pays, Patrisse Cullors répond sans le moindre doute : oui, les États-Unis peuvent guérir et les personnes sont capables de s’unir. Le problème ne résiderait d’après elle pas dans leur capacité à l’implémenter, mais dans leur volonté : les citoyens doivent vouloir guérir, vouloir s’unir. Les groupes privilégiés doivent donc redoubler d’efforts afin d’entreprendre un changement qui repose actuellement entièrement sur les épaules des populations opprimées « qui ont déjà tout essayé » [2]. Cullors encourage également les communautés noires à utiliser leur imaginaire pour construire un monde nouveau : « nous devons reconnaître quelle partie de notre imaginaire a été volée » explique-t-elle, « le colonialisme nous a notamment enlevé notre habilité à croire que les choses puissent être différentes. Notre travail est d’imaginer que les choses peuvent être différentes » [2].

Et ce changement tant attendu et réclamé semble afin apparaître. L’ex-officier Derek Chauvin vient en effet tout juste d’être reconnu coupable de ses trois chefs d’accusation pour le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd dans une condamnation historique. Il devient ainsi l’un des rares policiers américains à être inculpé pour un décès causé, et le premier policier blanc dans l’histoire de l’État du Minnesota à être reconnu coupable du meurtre d’un civil noir [13]. En contraste, huit ans auparavant (à l’instigation du mouvement BLM) le policier ayant tué l’adolescent Trayvon Martin qui se rendait acheter des bonbons, avait été acquitté, et celui ayant tué Eric Garner (qui avait scandé plus de onze fois « I can’t breath ») avait également été déclaré non-coupable. Cette décision face au meurtre de George Floyd, qui s’était pourtant déroulé dans des circonstances similaires à ceux de Martin et Garner, démontre ainsi la puissance d’un activisme mondial face aux injustices raciales. Également adoptée le mois dernier à 220 voix contre 212 par la Chambre des représentants aux États-Unis, la « loi George Floyd sur la justice dans la police » ambitionne de réformer les mesures des forces de l’ordre [14]. « En plus d’interdire les étranglements, la législation vise à empêcher l’exécution de mandats sans notification préalable immédiate (no-knock warrants), à rendre obligatoire la collecte de données sur les interventions de la police, à interdire le profilage racial et religieux et à financer des programmes de police de proximité » [14].

Mais le projet de loi pourrait une nouvelle fois être éconduit par le Sénat, dont la majorité républicaine avait déjà refusé une version similaire l’an dernier. Karen Bass, représentante démocrate de la Californie à la Chambre des représentants et Ilhan Omar, représentante du Minnesota au Congrès, insistent pourtant toutes deux sur la nécessité de s’assurer que « plus jamais un individu non armé [ne soit] assassiné ou brutalisé par quelqu’un censé le servir et le protéger » [14]. « Nous avons vu à maintes reprises les personnes qui ont juré de protéger nos communautés abuser de leur pouvoir » [14] déplorait Ilhan Omar.

Au FIFDH, Patrisse Cullors ne nie pas placer également beaucoup d’espoir en cette loi et encourage le public à des actions immédiates. Elle nous enjoint cependant à mener notre activisme de manière intelligente : « c’est un travail de longue haleine, et cela ne rend service à personne de nous épuiser en burn-out […] nous devons prendre soin les uns des autres » [2].

‘La vie des noir.e.s compte’ dans les rues de Montréal (Canada) – Image par Martin Reisch (Unsplash)

Pour revoir l’interview

https://fifdh.org/rencontres-debats/grands-rendez-vous/quel-avenir-pour-le-mouvement-black-lives-matter-rencontre-avec-patrisse-cullors

Pour en apprendre plus sur l’histoire des violences raciales et policières aux États-Unis :

https://theconversation.com/relief-at-derek-chauvin-conviction-a-sign-of-long-history-of-police-brutality-159212

Nota Bene : toutes les citations ont été traduites de l’anglais.

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