Coup d’état en Turquie: retour historique et contextuel

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EN BREF :

  •  L’armée, de par son histoire et la création de l’état turc, incarne le rôle de défenseur du Kémalisme.
  • Le Kémalisme repose avant tout sur les valeurs de laïcité et de républicanisme mais tend aussi vers un nationalisme et un modernisme oppressifs envers les Kurdes et les partis islamistes.
  • L’armée est intervenue à quatre reprises durant le XXème siècle pour réinstaurer l’ordre et limiter les dérives islamistes et a ainsi augmenter son pouvoir politique.
  • Erdogan et l’AKP sont au pouvoir depuis 2002. Incarnant l’anti-kémalisme et relançant l’économie, ils jouissent d’une grande popularité. Ils adoptent des politiques de réislamisation de la société et affaiblissent le pouvoir politique de l’armée.
  • Le conflit en Syrie, la guerre contre le PKK, l’affaiblissement économique, la multiplication des attentats et la dérive autoritaire d’Erdogan polarisent la société turque et déstabilisent son leadership.
  • Dans ce contexte, une partie de l’armée attente un coup d’état.
  • Le coup échoue, l’armée perd définitivement son rôle politique, Erdogan en ressort renforcé et ressert son autorité.

 

Des avions qui volent en rase motte, les ponts du Bosphore fermés, le parlement bombardé et cette déclaration du premier ministre turc : « Des individus ont entrepris des actions illégales en dehors de la chaîne de commande. »[1] La Turquie, symbole de stabilité dans une région en proie au chaos, a (pourtant) fait face à une tentative de coup d’État. Pour comprendre un tel évènement et ses conséquences sur le pays et la région, nous devons tout d’abord comprendre le rôle historique de l’armée dans la construction de l’État turc ainsi que les développements politiques contemporains.

 

L’Etat, le Kémalisme et l’Armée[2]

L’État moderne turc s’est construit avec l’armée sur les cendres de l’Empire Ottoman. Après la défaite de l’Axe, le démantèlement de l’Empire est acté par le traité de Sèvres. Conclu le 10 aout 1920, il divise l’actuel territoire turc et le pouvoir du Sultan Mehmet VI en zone d’influence entre les puissances victorieuses ainsi que les minorités kurdes et arméniennes. Cet accord, perçu comme une humiliation par une large partie de la population, entraîna un mouvement nationaliste, dirigé par Mustafa Kemal, ancien officier de l’armée ottomane. Le mouvement évolua en guerre d’indépendance et repoussa par les armes les forces arméniennes, françaises, italiennes et grecques. En janvier 1923, la république de Turquie fut instaurée. Le leader et militaire Mustafa Kemal devint le premier président de ce jeune État. A la tête du pays durant quinze ans, il institua les bases de l’État moderne turque. Républicanisme, populisme, laïcité, révolutionarisme, nationalisme et étatisme ; tels sont les fondamentaux du Kémalisme. La succession des réformes entraîna une modernisation et une occidentalisation de la société turque. Adoption de l’alphabet latin, droit de vote des femmes, stricte séparation de la sphère religieuse et de la sphère publique, réformes agraires et industrielles… Le pays poursuit un développement économique, culturel et social qui contribuera à faire de la Turquie une puissance régionale. Mais la période kémaliste est aussi entachée par un nationalisme ethnique, des massacres contre les minorités kurdes, l’occidentalisation à marche forcée d’une société conservatrice et l’exclusion des partis islamistes au profit d’un parti unique et autoritaire.

L’armée tisse ses liens avec le Kémalisme dans cet ethos à la fois modernisateur et autoritaire. En effet, c’est par l’armée que la République a été instaurée et c’est à travers elle que le Kémalisme s’est en partie exprimé. La règle du parti unique a renforcé son ancrage dans cette doctrine. Mais avec l’arrivée du système multipartite en 1950 et la création de partis d’opposition, l’unité entre l’État et l’armée a volé en éclat. Malgré cette division, l’armée maintient un rôle prépondérant sur la politique turque et revêt le double rôle de gardien de la sécurité et de garant des valeurs du Kémalisme. Tant par son attachement aux valeurs d’État, de république, d’ordre et de laïcité que par ses positions anti-islamistes et nationalistes. C’est au nom de ce rôle que l’armée organise les coups d’états de 1960, 1971, 1980, 1997.

 

Un héritage démocratique ponctué de coups[3]

Les victoires du Demokrat Parti (DP) lors des élections de 1950, 1954 et 1957 sont suivies par une difficile crise économique, des scandales de corruption et la réislamisation de certains aspects de la société. Les militaires organisent un coup en 1960, destituent le DP du gouvernement et font voter une nouvelle constitution. Celle-ci, plus démocratique, institutionnalise aussi le rôle de l’armée dans la politique via l’instauration du Conseil de sécurité national (MGK).

En 1971, dans un contexte de crise économique, l’armée laisse les violences entre les factions d’extrême droite et d’extrême gauche dégénérer pour ensuite destituer le gouvernement, renforcer les lois martiales et la répression contre la minorité kurde. Le pouvoir est rendu aux civils en 1973.

En 1980, la persistance de la crise économique, l’instabilité politique, la réémergence des violences entre les partis d’extrêmes droite et gauche et l’influence grandissante du Parti des travailleurs kurdes (PKK) menace l’intégrité de la Turquie. Un coup est fomenté et un gouvernement militaire prendra les commandes du pays pendant trois ans. Trois années durant lesquelles l’armée appliquera une politique de libéralisation économique, de purge idéologique et sécuritaire et de renforcement de l’appareil militaire dans les institutions politiques (renforcement du MGK). Ces changements seront gravés dans la constitution de 1982, réduisant les libertés individuelles et ethniques garantie par la constitution de 1962 en faveur d’une vision plus autoritaire du Kémalisme.

À partir des années 90, le parti islamiste, le Refah, engrange des succès électoraux, pour finalement entrer au gouvernement après sa victoire électorale de 1995. Cependant, après deux années de pouvoir, l’armée organise le « Coup post-moderne ». Suspectant le gouvernement de nourrir un programme politique islamiste, l’armée, via le Conseil de sécurité nationale et sans intervention militaire, organise la destitution du gouvernement puis la dissolution du parti Refah. Cela restera un traumatisme pour Recep Tayyip Erdoğan, ancien membre de Refah et fondateur en 2001 du Parti de la justice et du développement: l’AKP.

 

Erdogan: l’anti-Kémaliste

Le 3 novembre 2002, le parti islamo-conservateur, l’AKP, fait une entrée triomphale dans le parlement en emportant 66% des sièges. Ce sera le début d’un règne de plus de quatorze ans sur la politique turque. Le succès d’Erdogan se construisit avant tout sur une large base populaire et sur des réformes structurelles qui changeront la société turque et sa place dans le jeu diplomatique. Alors que le pays souffre des stigmates du tremblement de terre de 1999 et fait face à une crise économique sans précédent, les réformes de libéralisation économique et de lutte contre la corruption portent leurs fruits et une réelle relance économique s’amorce. Le développement économique, couplé à des politiques de redistribution, profite à de larges parts de la population jusqu’à lors marginalisées[4]. D’un point de vue sociétal, Erdogan et son parti incarnent auprès des couches populaires l’anti-kémalisme dans son aspect le plus positif[5]. Il met en œuvre des lois laissant plus de place à la pratique religieuse, ou allant dans le sens de l’islamisation de la société[6], caressant ainsi son électorat conservateur.

Dans le même temps, il affiche une plus grande ouverture face au problème kurde, qui à l’instar de l’AKP a souffert du Kémalisme. La « désécuritisation[7] » du conflit de 2002 à 2008 ainsi que l’amorce d’une solution politique avec l’adoption d’un cessez-le-feu permanent avec le PKK en 2013 assurent à l’AKP une base électorale kurde. Dans le même temps, fort de sa popularité, Erdogan entreprend de démanteler l’appareil politique militaire dans un processus de démilitarisation de l’appareil étatique[8]. La dérive autoritaire du parti accélérant le mouvement en multipliant les procédures judiciaires à l’encontre de l’ancien état-major[9]. Finalement, le projet de nouvelle constitution, concentrant le pouvoir exécutif dans une super présidence, finira d’achever le pouvoir politique de l’armée incarné par la constitution de 1982.

 

Syrie, PKK, ISIS, Taksim, élection: la crise de leadership

Les succès d’Erdogan et de l’AKP se sont amoindris avec le temps. La croissance économique décline, les scandales de corruption au sein du clan Erdogan éclatent en public. Les mouvements protestataires s’organisent et la révolte de la place Taksim en 2013 devient le symbole de cette société clivée, refusant la dérive autoritaire et conservatrice d’Erdogan. Le premier camouflet vient des urnes, avec les élections législatives du 7 juin 2015. Pour la première fois depuis 2002, l’AKP n’atteint pas la barre des 50% de sièges alors que le parti kurde du HDP fait son entrée au parlement en passant la barre des 10% des votes. Une crise de leadership au sein de l’AKP éclate. L’autorité d’Erdogan est remise en cause au sein de son propre parti. En agitant le spectre de la menace terroriste islamiste et de la menace kurde, et en rouvrant le combat avec le PKK, l’AKP parvient néanmoins à récupérer sa majorité aux élections anticipées de novembre 2015.

Cependant, cette victoire électorale ne met pas fin à la crise de confiance entre Erdogan et les citoyens turcs car la politique syrienne d’Erdogan soulève de virulentes critiques. L’assistance directe à des groupes radicaux en Syrie et indirecte à ISIS soulève des contestations au sein de la population et de l’armée. Depuis un an, les attaques se multiplient sur le territoire turc avec d’un côté les attentats perpétrés par ISIS dans les zones touristiques et contre les militants anti-ISIS (attentat d’Ankara ayant fait 109 victimes parmi les manifestants de la marche pour la paix le 10 octobre 2015) et d’un autre côté, les attentats commis par les Faucons de la Liberté du Kurdistan et autres groupes affiliés au PKK contre les forces de sécurité turques. Au total, en un an, c’est plus de 500 individus qui sont morts dans de telles attaques[10]. Parallèlement, le conflit avec le PKK n’a eu de cesse d’escalader, faisant plus de 200 morts parmi les forces de sécurité, plus de mille dans les rangs du PKK et plus d’une centaine de civils (les chiffrent varient selon les sources)[11]. Outre ces facteurs d’instabilité, il est bon de rappeler que la Turquie est le pays accueillant le plus de réfugiés au monde avec plus de 2,5 millions d’individus, venant essentiellement de Syrie[12].

 

1980-2016 quelles différences ?

Une Turquie faisant face à de multiples sources de violence, secouée par de nombreux facteurs d’instabilité, affaiblie par une crise économique et qui dans le même temps voit un parti et son leader adopter un agenda autoritaire et d’islamisation de la société et parallèlement menace le pouvoir militaire; toutes les conditions étaient réunies pour que l’armée tente un coup d’État.

Néanmoins, le contexte n’est plus le même que dans les années 80. Erdogan, malgré une crise de leadership sans précédent, possède toujours une grande popularité au sein d’une large part de la population turque.

De plus, la société, trente-six ans après le dernier coup militaire armé, n’est plus prête à laisser le pouvoir militaire intervenir comme cela était le cas dans la seconde moitié du XXème siècle.

Sans oublier que le contexte international a changé. Durant la période de guerre froide, les coups militaires étaient perçus comme un moyen de stabiliser un pays allié et de renforcer la répression sur les éléments communistes locaux. Aujourd’hui, Erdogan et son parti incarnent la stabilité du pays depuis plus de quatorze ans. C’est sous sa gouvernance que les avions de la coalition ont été autorisés à utiliser la base aérienne d’Incirlik, indispensable à la lutte contre Daech. C’est aussi avec lui que l’Union européenne a négocié le verrou migratoire syrien. De plus, les récentes évolutions diplomatiques ont normalisé les relations de la Turquie avec Israël et la Russie. Ainsi, malgré le fait que la Turquie s’engage sur une pente autoritaire, sa stabilité et son rôle clé dans l’OTAN ont fait pencher les diplomaties internationales en faveur du gouvernement.

Finalement, les quatorze années de purges ont eu raison de la cohésion et du pouvoir politique de l’armée. Contrairement aux précédents coups où l’ensemble du commandement se mobilisait, seule une fraction minoritaire, emmenée par huit généraux, s’est mobilisée dans ce putsch. Le reste de l’armée est soit resté en retrait, soit s’est aligné avec l’AKP. Ainsi, si les conditions sociales et politiques étaient réunies pour initier un coup, de nombreux facteurs l’étaient aussi pour son échec.

 

Quels impacts ?

Les impacts sont d’ores et déjà bien visibles. L’armée, déjà affaiblie avant la tentative de coup, subit actuellement une purge de ses membres anti-Erdogan. Plus de 6000 soldats ainsi que les leaders putschistes sont actuellement en détention[13]. La période où l’armée pouvait interférer directement sur le politique est révolue, et son rôle de défenseur du Kémalisme est largement affaiblit. De la même manière, le système judiciaire est à son tour purgé de ses éléments proches du mouvement Gülen (mouvement tenu pour responsable de cette tentative de coup par Erdogan). Ainsi, 2745 juges vont être limogés[14].

Parallèlement à ce nettoyage, Erdogan reçoit une double légitimation politique. Une légitimation nationale, avec l’ensemble des partis, y compris ceux d’opposition, se positionnent contre le putsch et en faveur du retour du gouvernement, et l’ensemble de la communauté internationale supporte le président et le gouvernement démocratiquement élus.

Finalement, Erdogan, incarnant la démocratie face aux putschistes militaires, ressort de ces évènements avec une plus grande popularité. Cependant, ce regain de popularité reste à nuancer tant il évolue dans une société encore plus clivée qu’elle ne l’était. Le putsch manqué a déjà impacté négativement l’économie du pays avec une chute de près de 4,6% de la livre. Certains économistes y voient la fin d’une croissance forte en Turquie[15]. Le tourisme, déjà en peine en début d’été, devrait subir un second ralentissement. Enfin, il reste difficile de prédire les changements politiques et diplomatiques à venir, bien que la tendance montre un affermissement du pouvoir d’Erdogan avec une exclusion de plus en plus importante de toute forme d’opposition et un désengagement du conflit en Syrie. Certains analystes s’aventurent à dire que cet évènement est suffisant pour mobiliser les forces populaires et politiques pour faire passer par referendum une nouvelle constitution. Cependant, face aux purges menées par le gouvernement, l’union nationale et internationale soutenant Erdogan commence déjà à s’effriter. Si il est difficile de déterminer quelle tendance prendra le dessus, une chose est sûre: la Turquie d’Erdogan traverse une phase d’incertitude qui s’ajoute à l’instabilité nationale et régionale.

 

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