Anne Nivat : immersion dans la Russie de Poutine, nuancée et complexe

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En mars dernier, Vladimir Poutine était réélu avec une écrasante majorité, pour un ultime mandat, à la tête du plus vaste pays au monde. Comment expliquer ce plébiscite ? Est-il réellement unanime ? Partant du postulat que la société russe est incomprise et victime de stéréotypes, la journaliste indépendante Anne Nivat, prix Albert-Londres(1), est partie à la rencontre de Russes aux discours nuancés, tout sauf univoques. Dans un voyage de plus de 9500 kilomètres, de Vladivostok – la ville « Qui domine l’Est » – à Saint-Pétersbourg, son enquête de terrain décrit, en fil rouge, la relation entre le peuple russe et son Président. Il en découle un livre, Un continent derrière Poutine ? (Le seuil), et un documentaire télévisuel homonyme (France 5). Rencontre avec l’auteure, lors du festival Le Livre sur les Quais (Morges), en septembre dernier.

Face à l’immensité russe
« Il se passe toujours un certain nombre d’années avant que le Chef d’Etat russe se rende compte de l’importance de l’immensité du pays et qu’il commence à s’en préoccuper ». Pour Anne Nivat, le constat est clair : dû à l’immensité de la Russie, il est naturel qu’une large frange de la population russe se sente délaissée par le Kremlin. Ce sentiment d’abandon, s’il est « très humain et arrive facilement à la bouche de la plupart des administrés, quel que soit finalement le système politique »(2), est néanmoins particulièrement ressenti par les habitants de Vladivostok, à l’Extrême-Orient du pays. Cette région russe se sent largement plus proche de l’Asie que de l’Europe, une partie de ses habitants vivant « sans avoir la possibilité ou la liberté d’aller dans toute cette partie occidentale de la Russie. La Russie est vraiment, comme c’est d’ailleurs illustré par son blason, un aigle à deux têtes qui regarde des deux côtés : à l’Est et à l’Ouest ».
Forte de ces observations, Anne Nivat décide de faire usage du mot « continent » pour qualifier la Fédération russe : « j’ai fait ce choix pour insister sur le fait que la Russie est immense et que c’est une variable qui est trop peu, à mon sens, prise en compte quand on parle de ce pays ». Cette démarche débouche sur une volonté de « modifier ainsi la perception qu’on a de la Russie et les âneries qui sont dites sur ce pays ».

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Un pays en guerre
Lire et visionner Un continent derrière Poutine ? revient à essayer de comprendre la relation que le peuple russe entretient avec son élite dirigeante, notamment lorsque celle-ci décide d’engager une guerre. L’intervention armée en Crimée depuis 2014 est ainsi largement soutenue et justifiée par les interlocuteurs interrogés par Anne Nivat : « il est difficile de trouver des Russes, même parmi les anti-Poutine, qui seraient très mécontents d’avoir récupéré la Crimée ».
Ce soutien, quasi unanime, s’explique par « le sentiment d’humiliation qu’a été celui des Russes de perdre cette Crimée du temps de l’URSS, à cause, disent-ils de Khrouchtchev. Il y a un fort sentiment de fierté de récupérer ce territoire ». L’annexion de la Crimée participe donc au renouveau de la puissance russe, les dirigeants du pays considérant, selon les mots du spécialiste des Relations Internationales Pierre Hassner, qu’« avec l’Ukraine, la Russie est un empire et que sans l’Ukraine, elle n’est pas un empire »(3). Anne Nivat renchérit : « on est actuellement dans une phase d’après-humiliation des années post-soviétiques. Tout ce qui touche à la puissance et au renouveau de cette puissance marche très fort. Bien évidemment, le pouvoir central et Vladimir Poutine le premier, s’engouffre dans cette brèche, en joue et surjoue ».
Une analyse identique s’applique à la présence militaire russe en Syrie qui semble également participer à un sentiment de fierté nationale. En se préoccupant de l’image projetée par cette intervention, le pouvoir politique parvient ainsi à présenter « comme du laxisme et de la faiblesse [le fait que les] puissances occidentales se trouvent partagées entre intervenir ou ne pas intervenir, alors que les Russes, eux, arrivent et interviennent ».

Stabilité
Comprendre le soutien du peuple russe à la volonté du pouvoir central de restaurer une puissance perdue c’est déjà, selon Anne Nivat, expliquer en partie la réélection de Vladimir Poutine. Le besoin de stabilité éprouvé par les Russes y contribue également : « la stabilité est une préoccupation réelle en Russie, quel que soit le statut social, l’âge ou l’endroit où vivent mes interlocuteurs » commente ainsi l’auteure.
Selon elle, Vladimir Poutine a le beau rôle : « il est arrivé, mis en scène par Boris Eltsine lui-même, au moment où économiquement parlant, tout commençait à aller mieux en Russie ». Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que le dirigeant de la Fédération russe représente un socle solide sur lequel ses électeurs veulent se baser « plutôt que d‘être angoissés par l’instabilité et faire face à la menace de perdre tout ce qu’ils ont réussi à acquérir ».

Le jour d’après
Cette menace, dont parlent de nombreux Russes dans le livre et le documentaire d’Anne Nivat, est symptomatique de la peur de l’après-Poutine. En faisant régner le doute sur sa succession et en annihilant toute alternative politique(4), Vladimir Poutine réussit ainsi à s’imposer comme le garant de la prospérité russe.
Mais pourquoi cette instrumentalisation politique, pourtant présente dans de nombreux systèmes politiques dans le monde, fonctionne-t-elle si bien en Russie ? Anne Nivat l’explique par le fait que « le pays est un continent et qu’il est difficile d’y avoir des médias indépendants qui aient beaucoup de résonnance. Il est plus facile d’avoir une télévision d’Etat qui apporte ‘la bonne parole’ jusqu’au fin fond du continent ».
Les médias d’Etat jouent un rôle prédominant dans la formation de l’opinion publique en Russie. Dans ce régime autoritaire, peu nombreux sont en effet les journalistes indépendants qui se permettent de critiquer le pouvoir : « être journaliste indépendant, où que ce soit, ce n’est pas facile. Dans un pays comme la Russie, c’est même très dangereux. Il faut tirer son chapeau à ceux qui ont le courage de l’être ». L’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa en octobre 2006, alors qu’elle travaillait pour le journal d’opposition Novaïa Gazeta, est l’illustration du danger qui pèse sur ceux qui dénoncent vertement le pouvoir russe (5).
Selon Anne Nivat, l’auto-censure journalistique est également massivement exercée au sein de la Fédération russe : « il y a beaucoup de journalistes de médias d’Etat qui pourraient dire autre chose que ce qu’ils disent mais qui ne le disent pas parce qu’ils ont peur de perdre leur travail ou leur statut social. Cela aboutit forcément à une expression médiatique qui est différente de la nôtre et qui est parfaitement raccord avec le contexte politique de la Russie aujourd’hui ».
Si l’opposition, politique et journalistique, à Vladimir Poutine se fait encore discrète, c’est donc qu’en Russie, l’expression de la nuance peut être préjudiciable. Mais pour combien de temps ? « Cela changera, avec le temps », conclut Anne Nivat.

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